“ L’atelier de Biard sert de point de réunion à de nombreux amis qui l’aiment tendrement et qui recherchent sa causerie fine, piquante, méridionale, dans laquelle il a toujours mille aventures étranges et attachantes qui lui sont survenues dans les voyages. On trouvera chez lui des officiers de marine, des compagnons d’armes, des artistes, des écrivains, ses compagnons de renommée et ses rivaux de talent ; des médecins, des acteurs, des savants. Aussi la conversation va d’un problème de mathématiques à une aventure de navigation, d’un cas curieux de pathologie à une anecdote de coulisse, d’un tableau à un progrès de la chimie, d’un calembour bouffonnement bête à quelque discussion de vaste portée. ” (1)
Bon communicant dans l’âme, Biard a, tout au long de sa vie, su construire une mythologie qu’il réussit à largement faire diffuser. Quelques-uns de ses amis proches rédigent alors articles et notices afin de conter ses nombreux exploits du bout du monde, ou pour dépeindre une critique élogieuse d’une de ses toiles exposées aux Salons. Si de nos jours son nom est quelque peu tombé dans l’oubli, de son vivant Biard à toujours été au cœur des discussions et des récits car le monde entier aime à parler de cet artiste fantasque. Au fil du temps, ce personnage hors normes a savamment su modeler une sorte d’observatoire social ou les arts côtoient les sciences et ou l’érudit débat avec le néophyte ; un monde intime qu’il appellera humblement et simplement “ Mon Atelier ” (2). Afin d'accroître ce phénomène publicitaire, Biard ouvre les portes de chez lui et Monsieur Tout-le-monde peut ainsi se vanter d’avoir vu l’artiste peindre un ours au milieu des glaces polaires, ou une comtesse en pleine séance de pose. Ces quelques lignes écrites ci-dessus par Henry Berthoud en sont un parfait témoignage et sont un appel aux fidèles à venir se recueillir en ce lieu consacré.
En 1835, après dix années à explorer l’Europe de l’Ouest et le Proche-Orient, Biard décide de quitter Lyon, sa ville natale, afin d’installer ses malles et ses chevalets en plein cœur de Paris, au numéro 8 de la déjà très cossue place Vendôme. En quelques mois seulement, Biard et ses curiosités ramenées de voyages font couler beaucoup d’encre. Son atelier devient alors un lieu de fantasmes ainsi qu’un point de rassemblement pour tous les curieux de la capitale. Mais cette visite se mérite et, à l’image de son locataire, seul le téméraire réussit à franchir les portes de cette caverne aux mystères.
“ Portez votre main sur la rampe de fer de l’escalier et montez ! Montez jusqu’au dernier étage de la maison ! Ne craignez pourtant point trop la fatigue, car un large palier, d’étage en étage, un palier presque aussi grand qu’un appartement tout entier de la Chaussée-d’Antin, vous donnera du repos et la facilité de respirer à l’aise … ” (3)
Une fois cette ascension terminée, il ne nous reste plus qu’à tirer sur la sonnette et attendre qu’une femme de chambre à l’accent provençal nous fasse visiter les lieux. Nous commençons par l’immense atelier ou Biard, peignant non-stop, s’évertue à réaliser quelques-unes de ses plus belles toiles, juste à temps pour pouvoir les faire accrocher sur les cimaises du Salon de Paris.
“ Il n’a rien de bien particulier que la forme cintrée du plafond percé dans le milieu d’une sorte de lanterne surélevée, très originale, dont on a fait une cage en bouchant le bas avec un grillage : du reste pas d’oiseaux. Cet atelier est précédé à gauche et à droite de deux chambres, ou plutôt de deux musées très intéressants : à droite, une forêt vierge des tropiques. Figurez-vous une petite pièce dont les murailles, le plafond et le parquet sont complètement tapissés de feuillages de palmiers, de bananiers et de mousses de toutes sortes [...] En face, de l’autre côté du corridor, le Spitzberg ; on grelotte, tout est blanc. Dans un coin, la tente qui servait à M. Biard, dans ses voyages ; un renne attelé à un traîneau dans lequel est couché un vieux Lapon (grandeur nature) ; [...] Du milieu du corridor, qui n’est pas large, on peut, en écartant les jambes, avoir un pied sous l’équateur et l’autre au pôle nord. ” (3)
Les sédentaires parisiens n'ont donc pas à aller bien afin de côtoyer l’exotisme que peuvent offrir certaines contrées lointaines, parfois inaccessibles, car Biard les leur apporte à domicile! Mais que reste-t-il de cet atelier ? Si beaucoup de descriptions ont survécu à ce lieu enchanteur, rares sont les illustrations qui nous permettent de le visualiser en détail. Si le numéro 8 de la place Vendôme est aujourd’hui occupé par les maisons de haute couture Dior et Valentino, l’esprit du XIXème siècle y règne encore et il est toujours possible d’y admirer ce large escalier précédemment décrit.
Afin de nous plonger dans l’intimité de son atelier, il faut avant tout nous intéresser à l’œuvre de Biard et plus particulièrement à deux toiles réalisées à quelques années d'intervalle.
La première représente Sibylle Mérian et le petit chevalier de Rosander (4) (voir photographie plus bas). Inspiré par le récit de Charles Nodier (5), Biard dépeint le jeune Gustave de Rosander en pleine leçon d’entomologie, sous les yeux protecteurs de sa tante. Si l’action est censée se dérouler dans un intérieur bourgeois allemand du XVIIIème siècle, Biard se sert de ce qui est à sa disposition pour peindre. Sous les yeux de l’artiste, divers objets disposés dans un espace richement orné servent à feindre à la perfection un décor afin d'organiser une scène théâtrale minutieusement orchestrée.
Que ce soit lors de ses explorations dans le Levant, en Scandinavie, ou au Brésil, Biard revient systématiquement avec ses malles remplies de souvenirs glanés ici et là. Cela lui permet au fil du temps et des périples, de constituer un véritable cabinet de curiosités / de collections lui servant, une fois de retour dans son atelier, à peindre avec vérité ses tableaux grands formats. C’est grâce à ce souci du détail et grâce à une observation attentive que Biard est considéré - et ce depuis de son vivant - comme un peintre ethnographe.
Ces objets rapportés de voyage, nous les retrouvons listés à l’occasion de sa vente d’atelier qui eut lieu en mars 1865 à Drouot. Tableaux, études, armes, mobilier, instruments, … plus de 380 lots sont présentés au public lors de cette vacation. Certains nous intéressent tout particulièrement car nous les retrouvons dans cette toile au côté du jeune naturaliste. Nous pouvons - entre autres - lister les lots :
352 - plusieurs narguilés (voir n°1)
354 - deux pagayes d’Australie (n°2)
365 - deux grandes armoires à colonnes torses en noyer (n°3)
368 - une table formant bureau à huit tiroirs (n°4)
370 - un siège d’église à trois places en chêne sculpté (n°5)
376 - une pendule de Boulle et son socle (n°6)
378 - un lustre en cristal à vingt-quatre bougies (n°7)
382 - huit panneaux de tapisserie à dessins de perles de geai (n°8)
383 - un coffret de sûreté à surprise en bois garni de fer et velours (voir photo plus bas)
“ Voyez ! De riches tentures de brocart et de damas, d’une vigoureuse couleur lie de vin, retombent sur une tapisserie de cuir de Flandre, rehaussée de dorures en or. Un divan de même étoffe, surmonté d’un baldaquin royal, couronne ce divan tout couvert de moelleux coussins ; une pendule Boulle, placée au-dessus de la porte, sonne les heures avec un timbre puissant, pur et sonore [...] et deux piédestaux soutiennent les bustes antiques de l’Apollon et de la Diane [...] Pour tout décrire, pour tout énumérer seulement, la faconde du plus habile commissaire priseur ne suffirait pas. ” (1)
Dans notre peinture, nous retrouvons tous les éléments de cette description, à savoir les tentures couleur lie de vin, le divan moelleux, le baldaquin, ainsi que la pendule Boulle placée encore et toujours au-dessus de la porte. De dehors, en observant la façade, il est même possible de reconnaître la fenêtre à la forme si particulière qui vient apporter un peu de lumière à l’étude des insectes de Rosander. Cela ne fait aucun doute, nous nous trouvons bel et bien dans l’une des petites chambres situées dans l’atelier de Biard !
Cette même pièce est également représentée sous un angle différent dans une seconde toile intitulée Linné faisant ses premières découvertes auprès de son maître, le médecin Johann Rothmann, à Wexiö en Suède (6). Le brocard, le lustre, la peau de bête, le mobilier, les plantes, … tout y est identique. Malheureusement, cette toile fut détruite pendant la Seconde Guerre mondiale et il n’en subsiste que de rares photographies de très mauvaise qualité.
Après ça, il est assez amusant de chercher dans l'héritage de Biard ces nombreux objets rapportés de voyages. Les exemples pourraient être nombreux, mais regardons rapidement deux détails de La Nécromancienne (7) ou sont disposés une chope ramenée de Norvège et un petit coffre trouvé en Espagne.
À présent, retrouvons les bustes d’Apollon et de Diane précédemment évoqués. Il faut cette fois s’intéresser à une seconde toile, toile qui est très probablement la plus représentative lorsque l’on évoque l’atelier de Biard. Dans Le Peintre classique se prenant pour modèle (8), Biard se représente en train de travailler au sein d’un atelier bondé de curieux. Autour de lui, certains palabrent ou font des messes basses dans un coin, alors que d’autres dessinent ou copient le maître. L’artiste, ou du moins son reflet, est placé au milieu de la composition et semble absorbé par son travail en cours. Cette position centrale nous fait implicitement comprendre que son rôle est de faire un trait d’union entre le regardeur et l’œuvre.
Biard, coiffé d’une sorte de casque militaire “ à la romaine ” (peut-être un casque prétorien, les paragnathides en moins), tente de s'ancrer dans son époque en adoptant l’esthétique dite “ pompier ” très à la mode tout au long du XIXème siècle, mélangeant alors classicisme et goût pour l’Antiquité. Au-dessus de l'action, les fameux jumeaux de Délos trônent sur l'assemblée. Ces éléments sont avant tout des échos à sa formation académique à l’école des Beaux-Arts de Lyon ; mais sont également là afin de rassurer la touche quelque peu hésitante du peintre qui, malgré les années d’expérience, commence à sentir le poids de l’âge dans ses pinceaux. Les aventures passées se sont enfuies, mais les souvenirs restent quant à eux bel et bien présents.
Il serait normal de penser que cette toile fut peinte in situ dans l’atelier de la place Vendôme car tout semble concorder, du parquet usé à la toiture voûtée, en passant par la fenêtre grillagée que certains comparaient à une cage à oiseaux. Mais en réalité, le trompe l'œil est parfait car Biard travaille d’après ses souvenirs enfouis. En effet, ce tableau est probablement l’un des derniers qu’il réalise dans les années 1880, dans sa petite maison de Samois-sur-Seine. Après son retour du Brésil, Biard est obligé de quitter Paris et s'installe au calme, tout près de la forêt de Fontainebleau. Rosa Bonheur, Jean-François Millet et tous les artistes de l’école de Barbizon y ont d'ailleurs déjà élu domicile en quête d'inspirations “d’après nature”.
Mais alors pourquoi se replonger dans ce lieu quitté plusieurs décennies auparavant ?
La réponse se cache peut-être dans cette immense toile prête à être achevée sur la droite de la composition. Si à première vue la scène semble représenter l’assassinat d’un chef coiffé de plumes, cette mise en abyme pourrait être la métaphore de ses voyages qui, peu à peu, ont usé la santé mentale et physique de notre peintre - Biard a notamment contracté une étrange maladie qui ne le quittera pas, lors de son séjour au Brésil. Les costumes des assaillants sont quelque peu disparates et ressemblent étrangement à ceux d’un romain, d’un espagnol et d’un ottoman. Peu de temps avant sa disparition et âgé de 82 ans, Biard est-il en train de faire un point sur sa vie et sur ses aventures passées ? Ce tableau est-il un autoportrait testamentaire afin d’avouer ses regrets ? Est-il en manque de rencontre, d’adrénaline, d'effervescence, de faste, de gloire et surtout de reconnaissance ? Tomber dans l’oubli de l’Histoire de l’Art n’est jamais chose facile, surtout lorsque vous avez été l’un des artistes les plus “ médiatiques ” de votre temps ainsi que l'un des favoris de votre roi. Voilà des questions qui resteront très certainement sans réponse mais dont l'interprétation reste ouverte.
Pour finir, intéressons-nous à un dernier tableau dont le nom a brièvement été évoqué en début d’article à savoir “ Mon Atelier ” (2) (voir photographie juste en dessous). Peinte quelques années après son retour du Brésil, cette œuvre décrit l’atelier idéal et rêvé par Biard: un atelier où la faune et la flore se côtoient avec harmonie et où l'observation se veut paisible. Ici, l’artiste est caché derrière ce qui semble être un palmier, mais son chevalet en col de cygne le trahit et nous permet de le reconnaître. Cet élément, si anodin soit-il, est visible sur plusieurs de ses peintures - dont l’une a été vue précédemment. À ses pieds, un élève ou peut-être l’un de ses enfants essaye lui aussi de s’imprégner de cette atmosphère quasi féérique, tandis que les curieux sont une nouvelle invités à rentrer mais cette fois dans un silence religieux afin de ne pas troubler cette paix régnante !
Même si nous nous trouvons dans une serre fermée par de hautes baies vitrées, Biard nous transporte en plein cœur de la forêt tropicale. Ses souvenirs nous font voyager au Brésil, sur les rives de l’Amazone, comme en témoignent ce cerf des pampas, ce toucan à ventre rouge et cet ibis rouge, espèces endémiques du pays. L’artiste est au travail et utilise un modèle endormi dans son hamac afin de composer l’une de ses futures toiles. La main pendante, une sorte de chasse mouche dans la main, un pagne autour de la taille et des jambelets au niveau des mollets, nous sommes en réalité devant un tout autre tableau, celui représentant Deux indiens en pirogue (9). La même parure, la même position et la même nonchalance des protagonistes trahissent cette nouvelle théâtralité composée en atelier. Néanmoins, Biard a réellement assisté à cette scène lors de son périple et la décrit en quelques mots dans son ouvrage :
“ Près de nous passa une petite pirogue montée par un jeune couple, le mari au gouvernail, la femme placée au milieu, tenant dans ses bras un buisson servant de voile. C’était un charmant sujet de tableau ; ce petit canot, poussé ainsi par le vent, disparut en peu de temps. ” (10)
Biard se sert donc de vieux souvenirs notés à la hâte dans ses manuscrits et du matériel acheté à une tribu vivant à l’autre bout du monde pour créer une illusion parfaite. Il nous invite ici à prendre part à son processus de création et réussit à nous faire découvrir ces objets - dont nous avons tant parlé - en les utilisant en situation réelle. Cela nous permet de les voir sous un autre angle, sorties de leur contexte premier et de leur habitat naturel, le tout sans avoir à bouger de chez nous.
Beaucoup de mystères subsistent en ce qui concerne Biard et ses ateliers. Le premier et sans doute le plus important étant : avait-il des apprentis ? Pour le moment, rien ne valide cette théorie même si certains indices nous ouvrent à cette possibilité. Il serait intéressant de trouver des témoignages d’artistes ayant travaillé à ses côtés et ayant partagé sa folie créatrice quasi compulsive. Les recherches continuent !
(1) Henry Berthoud - Le Singe de Biard - Musée des familles, sixième volume, Paris, 1839
(2) Mon Atelier, huile sur toile exposée au Salon de Paris de 1866, collection de la Widener University Art Gallery
(3) François-Auguste Biard - Chez Biard - La Vie parisienne, Paris, 1865
(4) Sibylle Mérian et le petit chevalier de Rosander, huile sur toile exposée au Salon de Paris de 1857, collection privée
(5) Charles Nodier - Sibylle Mérian, le Peuple inconnu - Oeuvres complètes volume 11, Paris, 1837
(6) Linné faisant ses premières découvertes auprès de son maître, le médecin Johann Rothmann, à Wexiö en Suède, huile sur toile exposée au Salon de Paris de 1847, anciennement dans les collections de la Nationalgalerie de Berlin
(7) La Nécromancienne, huile sur toile vers 1840-1850, collection privée
(8) Le Peintre classique se prenant pour modèle, huile sur toile exposée au Salon de Paris de 1882, collection privée
(9) Deux indiens en pirogue, huile sur toile vers 1866, collection du musée du quai Branly
(10) François-Auguste Biard - Deux années au Brésil - Hachette, Paris, 1862
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