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Acerca de

François-Auguste Biard
BIARD EN QUELQUES MOTS par Mme Rattazzi et lui-même
 

Lettres de Mme Marie-Lætitia Rattazi (1831-1902)

 

 

Nice, 13 janvier 1869

" Nous avons depuis quelques jours Biard, le voyageur infatigable, le peintre émérite qui vient d'installer dans la charmante villa Soralet un atelier que tout le monde à Nice voudra visiter. Biard compte faire ici plusieurs portraits : il en achève un en ce moment, celui de son hôte, qui m'a paru merveilleusement réussi, et il doit commencer bientôt, dit-on, celui du prince de Monaco. Biard a mis en action l'axiome latin : cœlum non animum mutant gui trans mare currunt [N.D.L.R. : " Ils changent de ciel mais pas d’âme, ceux qui courent au-delà des mers ", Horace]. Il a fait le tour du monde, visité successivement le pôle Nord et les mers du Sud, la Laponie et la Terre du Feu..., et il n'a pas changé : c'est toujours le même bon cœur, la même nature ouverte et loyale ; j'ai été heureuse de lui serrer la main ici sur la route de Florence où il venait me retrouver.

Biard est toujours l'artiste fécond et créateur que vous savez ; l'originalité de sa palette est indiscutable, sa touche a toujours de l'imprévu, sa main et son pinceau n'ont rien perdu de leur brio et de leur sûreté. Les voyages qui forment la jeunesse, dit-on, ont aussi complété son talent. Biard a rapporté avec lui une collection d'études d'après nature, qui développées, agrandies, exécutées sur une plus grande échelle, pourraient avoir leur place dans les plus grands Musées ; mais en attendant je me suis extasiée devant une petite série de cartouches qui pendant une demi-heure m'ont fait voyager à mon tour d'un bout du monde à l'autre.

Tous ces petits tableaux qui n'ont guère plus de 25 centimètres sur 20, sont ravissants de couleur et de vérité ; on sent qu'ils ont été faits d'après nature ; mais pour des croquis, quel fini, quelle perfection ! Peut-être pourrait-on dire que quelques unes de ces esquisses n'ont pas tout-à fait le mérite de la nouveauté, n'étant que la reproduction d'oeuvres qui ont eu la vogue à plus d'une exposition ; le wagon américain par exemple, est dans la gamme du paquebot d'Honfleur ; la vente d'esclaves, le Santon, l'Ecole turque, le Tente des Lapons, ont eu des devanciers ; mais par contre les autres études sont d'une énergie et d'une originalité incontestables. J'ai été notamment charmée de la Forêt vierge où l'on est obligé de se frayer passage à coups de hache, de la Pororoca de l'Amazone et surtout de l'Aurore boréale qui met en lumière authentique ce phénomène météorologique peu ou mal connu.

Telle qu'elle est, cette collection est une merveille qui ferait honneur au cabinet d'un prince, ou à la galerie d'un millionnaire ; et j'aime à croire que dans l'une ou l'autre de ces catégories, Biard ne tardera pas à trouver son Mécène."

Nice, quelques jours plus tard

" Biard arrive à Florence, peut-être même est il déjà arrivé. Vous savez, Biard le grand touriste, l'artiste entre tous, Biard un de mes plus anciens et de mes plus chers amis. Si vous ne le connaissez pas personnellement, je vous ferai faire sa connaissance et au bout de vingt-quatre heures je veux que vous en deveniez enthousiaste.

 

Voyageur infatigable, il a fouillé les deux Amérique, de la nouvelle Russie aux limites de la Patagonie ; l'Afrique lui est familière ; plus heureux que les Francklin et les Belot, il est revenu du pôle Nord, pour aller vivre avec les sauvages de l'Amérique du Sud. Je crois même qu'il a rapporté et qu'il garde dans son ermitage de Fontainebleau un caillou cueilli sous la neige, à trois milles de Magdalena baie, au Spitzberg, dans des parages, où il s'était aventuré seul. L'univers ne lui a pas manqué comme à défunt Regnard. Mais il n'en est pas plus fier pour cela, et il vous raconte les plus singulières impressions de voyages avec tant de bonhomie et de simplicité, que ceux qui ne le connaissent pas aussi bien ni depuis aussi longtemps que moi , peuvent croire qu'il se moque d'eux. Qu'on se détrompe, Biard est l'homme le plus loyal, le plus sincère, le plus franc du monde. Comme peintre je n'ai pas besoin de vous en parler : vous êtes trop gourmet d'art, vous avez trop couru les musées d'Europe pour ne pas savoir que son nom est écrit en lettres d'or sur tous les lambris artistiques ou princiers ; sans parler des œuvres humoristiques, auxquelles le vulgaire a attaché son nom et qui pour cela ou malgré cela ont une grande valeur, vous vous êtes incliné comme moi devant les grandes pages qu'il a signées, Duquesne et Joan Bart, au Sénat, Du Couédic, au Musée du Luxembourg, le roi Louis-Philippe descendant les cascades de Léïan Paika, en Laponie, Dupetit-Thouars mortellement blessé et commandant encore la manœuvre à bord, et tant d'autres œuvres capitales que salue le présent et consacrera l'avenir !

 

Ne vous semble-t-il pas qu'en fait de peinture Biard soit un poète épique, ses idées traduites par le pinceau sont dans une gamme homogène, il les poursuit crescendo ou decrescendo à sa fantaisie, mais le poème n'en reste pas moins entier, et les chants divers ont toujours des points de contact et de ralliement. Une de ses œuvres les plus appréciables m'a toujours semblé être son portrait de l'Empereur du Brésil (dont le magnifique coutume, étrange, peut-être au XIX siècle, rappelle celui de François Ier) et je le proclamerais presque son chef d'œuvre, si je n'avais vu il y a quelques semaines le dernier portrait qu'il vient d'achever, celui du prince de Monaco. Rien de plus fini et de plus vrai. Le prince est ressemblant et plein de vie, sa physionomie prise sur nature semble illuminée , son regard est vivant, il semble qu'il va se détacher de son cadre. Dans la principauté comme à Nice, ce portrait a obtenu un succès fabuleux, succès auquel Biard s'est modestement dérobé : entré comme peintre (émérite il est vrai) au palais, il en est sorti en ami, objet des plus affectueuses attentions et des témoignages let plus honorables.

 

Enfin, voici Biard à Florence, j'en suis charmée ; il prétend qu'il n'y est venu que pour moi seule, j'aime à le croire, nous verrons bien. "

Nice, encore quelques jours plus tard

" En vous parlant l'autre jour de l'humeur voyageuse de mon ami Biard, j'aurais dû vous dire qu'il ne faut point chercher ailleurs le principe et l'explication de sa seconde manière. C'est en courant le monde qu'il est devenu peintre d'histoire. Ne criez pas au paradoxe, je m'explique.

 

Les grands tableaux de la nature, l'immensité des pampas et de l'Océan, la majesté des forêts vierges et des banquises, la splendeur des aurores boréales, les mugissements de la Pororoca élèvent l'âme et donnent au cœur oomme à l'esprit la prescience de l'infini et le sentiment du beau. L'inspiration du poète et du peintre se développe, s'échauffe et grandit, dans ces régions exotiques. Le talent se modifie et se transforme ; vires acquirit eunâo [N.D.L.R. : " Nous gagnons des forces en avançant"]. C'est ainsi que Biard a changé sa palette. Admirateur des faits glorieux de nos annales, il a voulu les reproduire à son tour, et les grandes œuvres qu'il a successivement signées, me paraissent les épisodes divers d'une même épopée [...]

De tous les peintres de marine français, Biard est assurément le plus distingué, en ce sens qu'il est le plus réaliste : sans rien négliger de l'ensemble, il s'occupe toujours en première ligne de ce qui se passe sur le pont et il le reproduit avec un rare bonheur. Sa vie aventureuse, ses études maritimes l'ont mis à même plus que tout autre de traiter avec succès des sujets qui n'ont pas été traités par d'autres peintres de marine avant lui, et tout ce que l'on doit déjà à son habile pinceau est une espérance et une promesse pour l'avenir.

Ne croyez pas cependant que Biard se maintienne toujours dans ces hautes régions de l'art : l'humoriste reparait quelquefois sous le peintre sérieux et grave. Témoin son tableau du passager incommodé par les moustiques, les cancrelas et les maringouins. L'auteur de Deux années au Brésil, nous avait déjà bien édifiés sur la misères du touriste qui se hasarde a remonter l'Amazone ; mais son pinceau est encore plus éloquent et plus amusant que sa plume. Cette boutade ne rajeunit-elle pas de vingt ans et ne nous rappelle-t-elle pas le paquebot d'Honfleur et la monographie de la garde nationale ?

 

J'ai vu aussi récemment parmi les dernières esquisses de Biard l'intérieur d'un wagon américain. Tous les personnages diversement groupés ont tons la même posture, les pieds au niveau de la tête, les hommes fument ou taillent des petits morceaux de bois, une jeune yankee, les jambes appuyées sur le couvercle du poêle (heureusement elle porte un pantalon) et renversée sur sa chaise, semble lire et rêver tout à la fois. N'est-ce pas la vie américaine prise sur le fait, et Biard n'est- il pas, en même temps qu'un maître, le photographe de l'art ? "

Lettres d'un voyageur à Mme Marie Rattazzi - I

 

Son voyage dans le Levant à bord de la corvette La Bayadère

" Chère Madame,

Vous m'avez demandé quelques détails sur les sujets de chacun des petits tableaux qui décorent un de vos salons et qu'avec votre gracieuseté ordinaire il vous a plu de nommer le salon Biard. Je m'étais pourtant bien promis de faire l'école buissonnière et de prendre un peu de repos pendant les quelques jours que je dois passer encore à Florence, je me voyais vivre au soleil comme un lézard ou un lazzarone. Mais il parait qu'il n'y faut plus penser du moins aujourd'hui. Quand vous étiez une charmante fillette et que je vous nommais mon vieux camarade, je faisais déjà à cette époque vos petites volontés ; comment pourrais-je aujourd'hui que vous êtes une belle jeune femme, vous refuser quelque chose sous le futile prétexte qu'à la suite de mes travaux à Nice, à Monaco et à Florence, je me suis fatigué les yeux et un peu détérioré la santé ? Enfin puisque vous avez décidé qu'il vous fallait ces renseignements tout de suite, tout de suite, et que vous ne voulez pas attendre que j'aille dans mon hermitage, là bas chercher mes notes écrites, ce qui eût tout simplifié, je vais tâcher de me rappeler quelques épisodes dont j'ai été témoin, et je commencerai par l'époque la plus éloignée, celle où j'ai dessiné les carrières de marbre à Paras.

 

Le tableau qui porte le numéro 1 a été peint d' après cette étude, il en est de même des autres : j' avais 17 ans, je faisais ma première campagne sur la corvette d'instruction La Bayadère, capitaine Parceval-Deschênes. La bataille de Navarin avait pour la première fois rapproché les Anglais et les Français, et j'avais éprouvé une étrange sensation, quand à Malte j'avais entendu l'air de vive Henri IV, joué par les musiciens du vaisseau amiral anglais l'AsiaDe Malte on nous avait envoyé à Milo, où j'avais fait un croquis du ravin dans lequel la célèbre Vénus a été découverte, mais il ne faut pas que j'oublie en faisant ma revue rétrospective, que c'est du tableau qui représente Les Carrières de Paros que je dois vous parler. J'ai fait cette excursion en compagnie d'un docteur qui avait assisté lord Byron à ses derniers moments : votre précipitation m'empêche de vous dire son nom qui est écrit dans mes notes, mais si je l'ai oublié, il n'en est pas de même d'un affreux déjeuner dans lequel se trouvait une espèce de bouillie couleur d'encre qui devait être le brouet noir des Spartiates. Pendant ce que notre hôte appelait un déjeuner, nous eûmes la visite de deux matelots grecs assez peu polis pour ne pas avoir paru être sous le charme de ma belle casquette, de mon bel habit bleu et de mes boutons dorés ; ce manque d'égard pour ma personne, et le brouet noir m'avait mis de fort mauvaise humeur, et c'est avec cette disposition que je suis entré dans ces fameuses carrières, dont vous avez un bien faible échantillon, car je n'ai pu y placer une chose qui m'a beaucoup intéressé et dont je n'ai trouvé ni description dans aucun ouvrage, ni dans le récit des voyageurs qui ont visité la Grèce avant et après moi ; il ne faudrait pas croire que ces carrières présentent l'aspect blanc comme le marbre qu'on en tire paraîtrait l'indiquer ; le temps là, comme ailleurs, a fait son œuvre, c'est plutôt le rouge qui domine. On y descend par une pente très rapide, et de distance en distance il y a des espèces de chambres, les unes complètement dans l'ombre, d'autres recevant la lumière de quelque ouverture supérieure ; dans l'une d'elle j'ai dessiné un très beau bas-relief terminé et scié par derrière, et prêt à être enlevé il est probable et je pense que vous serez de mon avis ; les sculpteurs pour ne pas emporter des blocs immenses faisaient leur travail dans ces ateliers naturels et l'emportaient avec facilité, ce qui eût été peut-être impossible autrement. Enfin je vous conte tout ce que j'ai vu, et comme autant vaut me résigner puisque j'ai commencé et qu'en écrivant abrité sous un immense abat-jour mes yeux fatigués se reposent un peu, que mes souvenirs me reviennent en écrivant, je vais vous dire par combien d'émotions j'ai dû passer avant d'arriver à Paros, et puisque je vous parlais de Milo et que je me suis arrêté là, je reprends ma narration au point où je l'ai laissé.

 

À peine étions nous sortis qu'un vent très violent nous fit faire nos 10 nœuds à l'heure. Les personnes étrangères à la mer auraient certainement appelle ce coup de vent une tempête, mais sur le livre de quart cela se nomme une brise carabinée, et si bien carabinée qu'un coup de tangage fit de nombreuses avaries, sur tout, dans le poste des élèves ; une immense touque remplie d'huile se répandit de tous côtés en compagnie des plats et des assiettes ; pour ma part, je perdis un pot de miel, dont le contenu et le contenant firent un grand dommage à un petit tapis que j'avais acheté de mes économies, comme on achète un château dans la Dame Blanche. La jeunesse est sans pitié, Lafontaine le dit : c'était probablement pour ne pas le faire mentir que j'eus la cruauté d'envoyer notre domestique jeter les débris et nettoyer le tapis, malgré les prières qu'il me faisait dans ce charmant patois marseillais que vous connaissez.

 

Effectivement, et pour me punir de ma cruauté, un instant après son départ, qu'il dut faire en se cramponnant aux tire-veilles, j'entendis ce cri déchirant : " Un homme à la mer !! " Vous ne l'avez jamais entendu : Dieu vous épargne l'horreur de l'entendre ! Et surtout quand le temps est pareil à celui que nous avions. L'officier de service eut l'heureuse idée de jeter le banc de quart par dessus le bord, et le matelot, car ce n'était pas le domestique qui était tombé, avait pu prendre ce point d'appui, mais en un instant tout avait disparu, malgré une manœuvre fort dangereuse qui avait été faite pour arrêter la marche du navire, cela s'appelle " mettre en panne ", pour faire travailler les voiles en sens contraire, mais ce qui en temps ordinaire n'a aucune importance, en avait beaucoup avec cet horrible vent arrière qui menaçait à chaque instant de les briser.

 

Je n'oublierai jamais l'impression que m'ont faite trois matelots et un jeune enseigne nommé Massin qui ont eu le courage de se risquer dans une très petite embarcation, celle qui sert à aller aux provisions et que les matelots appellent " la poste aux choux ". En un instant tout avait disparu, la nuit approchait ; mais au bout de quelques minutes qui nous parurent des siècles, nous vîmes sur le sommet d'une lame l'homme sauvé et Massin, mon brave et bon ami Massin écopant le canot avec sa casquette !! Quand après de peines infinies on eut hissé tout le monde à bord, un cri immense de : " Vire le roi ! " se fit entendre depuis la cale jusqu'aux barres de perroquet. Quant à moi, un quart d'heure après j'étais encore dans ma chambre, la tête dans mes mains et pleurant comme un enfant. Ce drame si émouvant avait brisé les forces de tout l'équipage ; le repos était nécessaire, et déjà la bordée qui n'était pas de quart se disposait à descendre les hamacs dans la batterie, quand on vit tout-à-coup un grand bâtiment. C'était une frégate turque ! Il faut vous dire qu'après Navarin, où la France, l'Angleterre et la Russie avaient détruit la flotte turque et égyptienne, on ne savait pas, si on était ou non, en guerre avec la Porte.

 

Je n'entreprendrai pas de vous conter toutes nos rencontres dans les mers de Syrie et sur les côtes de la Caramanie quand la corvette fut envoyée par l'amiral de Rigny pour faire amener le pavillon français et essayer de sauver nos consuls, fort en danger après ce qui venait de te passer. Je reviens à la frégate en vue. Là je revis ce grand et émouvant spectacle du branle-bas de combat auquel je veux vous faire assister. Toutes les armes d'abordage, pistolets, sabres, haches, sont apportées au pied du grand mat ; la nuit les batteries sont éclairées par des lanternes, ce qui donne encore plus de solennité au moment suprême, où chacun sait qu'il ne peut fuir et doit mourir à ton poste ; c'est dans ce cas que le commandant est bien réellement roi sur son banc de quart ; personne ne parle, on attend !!!! Les chirurgiens sont à leurs postes, les bras nus, un tablier autour du corps, leurs trousses étalées et quand le canon tonnera on leur descendra les blessés par le grand panneau ; déjà tous les mousses sont venus prendre à l'arrière dans un panneau fermé à moitié des gargoussiers et rapporter ceux qui sont vides ; l'officier de manœuvre est près du commandant et répète les ordres avec le porte-voix.

Mais cette fois il n'y eut ni morts ni blessés, car une embarcation se détacha de la frégate qui effectivement était turque, mais alors à l'Angleterre ; elle avait été capturée par lord Cochrane.

Nous passâmes outre et, comme le vent avait encore augmenté quand nous entrâmes à Paros, je fus éveillé par une voix monotone qui résonna à mon oreille comme la trompette du jugement dernier. Cette voix, qui était celle du sondeur, disait : " Nous chassons, nous allons à la côte. " Effectivement à la lueur des éclairs j'aperçus très distinctement deux pointes de récifs sur lesquelles nous allions nous perdre et de plus un brick danois venait par la même occasion se briser contre nous. Je vous ferai grâce d'une manœuvre dangereuse qu'il a fallu essayer et qui nous a arrêtés à temps. Le matin le beau temps reparut, c'était le jour de ma grande excursion aux carrières qui malheureusement n'a pas été assez longue pour me laisser voir la grotte d'Antiparos.

 

Avant de terminer cette longue lettre il faut encore que je vous fasse part d'un renseignement que l'on m'a donné au moment du départ. Parmi les Grecs qui étaient en lutte avec la Turquie il en était un dont le nom faisait battre nos jeunes cœurs. Celui-là était bien un descendant des héros d'Homère. Seul, il avait fait sauter la flotte ennemie ; seul aussi parmi les siens, il n'avait pas recherché les honneurs, en voulant que la gloire et l'affranchissement de son pays.

Plaignez moi Madame ! Cet homme, c'était un des matelots qui m'avaient dédaigné et à qui j'avais cru rendre la pareille ; c'était Canaris !!!

Etes-vous contente de moi ? Et vous ai-je donné une grande preuve de dévouement ? Je vous quitte cette fois pour tout de bon et je vais me mettre de l'eau fraîche sur les yeux.

 

Agréez l'expression d'une vive et sincère amitié. "

Lettres d'un voyageur à Mme Marie Rattazzi - II

 

Son voyage dans le Grand Nord à bord de la corvette La Recherche

" Demain, à l'heure où je vous écris, j'aurai quitté Florence, et comme j'ai quelques heures à dépenser ce matin, je vais les employer à diminuer la tâche que je n'ai pas su éviter grâce à cette habitude que j'ai contractée depuis longtemps avec vous et qui ressemble assez à cette formule orientale : Entendre c'est obéir.

 

Il s'agit aujourd'hui du tableau qui porte le N°2. Un grand glacier au Spitzberg éclairé par une aurore boréale; mais comme je déteste les récits mensongers des voyageurs, je m'empresse de vous dire pour vous rassurer que l'hiver avec ses nuits de six mois aurores ne m'ont plus trouvé dans les mers du pole Nord : bien au contraire ; le soleil - quand il paraissait - me permettait de peindre à minuit comme à midi. J'ai donc fait l'étude d'un glacier au Spitzberg et je l'ai éclairé par une aurore boréale faite en Laponie, que je traversais à l'entrée de l'hiver, m'éclairant avec une torche de bois résineux.

 

C'est en dessinant ce glacier que j'ai entendu assez près de moi le hurlement d'un ours blanc. J'étais avec ce bon Gaimard que vous avez connu. Cet excellent Gaimard avec sa douce et rieuse figure était d'un courage a toute épreuve, et nous parlions chaque jour de l'agrément qu'il y aurait de faire une bonne chasse et a rapporter un ours tué de nos propres mains. Il était là, près de moi, son fusil et le mien entre nos jambes, il me regardait destiner, quand un hurlement prolongé nous fait lever comme un ressort. Si je vous disais que le cœur ne m'a pas battu un peu plus fort que d'habitude, vous ne me croiriez pas et je mentirais. Ce n'était plus le moment de croquer, il s'agissait de ne point l'être soi-même. Pardon ! Celui là est venu tout seul au bout de ma plume ; vous pouvez l'effacer. Cet horrible jeu de mots a pourtant une raison d'être. L'année précédente à l'Exposition de 1838 j'avais au salon un tableau Une embarcation attaquée par des ours blancs. Naturellement ils n'avaient pas le plus beau rôle ; mais leurs confrères ne savent pas peindre. Il m'avait souvent passé dans la tête depuis que je vivais dans leur voisinage que, le cas échéant, ils pourraient bien prendre leur revanche. Toutefois comme il était difficile de fuir au milieu du chaos d'immenses pierres entraînées par les avalanches et que notre embarcation était loin de nous, le seul parti à prendre était d'aller baïonnette en avant du côté où le cri était parti. Arrivés au bord d'un rocher qui dominait une caverne, et pour voir le danger en face, nous avons réuni nos forces et fait tomber une énorme pierre qui a brisé tout sur son passage ; un hurlement s'est fait entendre de nouveau, mais éloigné et plus faible que le premier. Nous avions triomphé ! Mais en rentrant à bord et pour rechanger nos amorces, en tirant sur un glaçon qui avait la forme d'une tête, le fusil de Gaimard fit long feu. Le mien ne partit pas ! Aurions nous triomphé ?!

 

Ce serait, bien le cas ici de vous faire une série de récits à faire dresser les cheveux sur la tète ; je connais certains voyageurs ayant affronté les glaces de la Bièvre et du canal St-Martin qui n'y manqueraient pas. Et bien ! Madame, j'ai presque honte de vous l'avouer; le seul véritable danger, le seul ours blanc qui me l'ait fait courir était au Jardin des plantes. C'est bien prosaïque, point de couleur locale ! Je perds une bonne occasion de me poser en héros, mais la vérité le veut.

 

Pendant que je faisais le tableau que je viens de vous citer, j'appris un peu tard qu'il y avait depuis peu un ours blanc au Jardin des plantes et je partais le lendemain pour l'Italie. Il n'y avait pas de temps à perdre, l'ours pouvait être mort avant mon retour.

J'allai immédiatement m'entendre avec son gardien ; le lendemain à 6 heures du matin, avec des crayons et des couleurs, je me rendis à l'endroit indiqué. Pour vous faire comprendre ce qui s'est passé, il est nécessaire de vous dire, si vous ne le savez pas, que chaque fosse est séparée par un mur et que sur ce mur est un mécanisme qui fait ouvrir ou fermer une petite logette garnie de forts barreaux de fer. Le gardien laissa tomber cette partie sur l'ours et je rentrai dans la fosse. Mais l'animal baissait la tête en faisant ce mouvement monotone de droite à gauche que tout le monde connait. Impossible de faire ce que j'étais venu chercher.

Il fallut aviser à un autre moyen : ce fut celui d'être moi-même dans la cage. On fit sortir l'ours par le même procédé qui l'avait fait entrer et je pris sa place : cette fois j'étais servi au delà. J'avais dessein de peindre l'intérieur de la gueule. L'ours me laissa tout le temps nécessaire pour les moindres détails. Je vous assure que ce qui me séparait de mon formidable modèle me rassurait médiocrement, et je crois pouvoir vous assurer que ma main tremblait quelque peu. Au bout d'une demi heure, lassé sans doute par des efforts sans succès, l'ours prit le parti d'aller prendre un bain, ce qui probablement contribua à adoucir son caractère, car il vint de nouveau près de la cage avec une caisse de bois que quelque bonne d'enfant ou quelque invalide avait laissé tomber dans la fosse ; il semblait me dire que je pouvais me fier à lui, car si d'abord il s'était montré avec une mauvaise tête, le cœur était toujours bon ; et il avait laissé tomber la caisse en ayant l'air de me dire : Touche-la donc un peu pour voir ! Vous comprenez que j'avais bien autre chose à faire et je me hâtais, car déjà j'apercevais quelques habitués, et au moment où je faisais un mouvement pour me mettre dans le coin le plus éloigné du regard, ce menteur fit un bond prodigieux et me donna un effroyable coup de griffe sur le pied. A partir de ce moment mon opinion sur les oure blancs a été fixée.

Déjà je me disposais à m'en aller, lorsque j'entendis au dessus de ma tête des cris dont je ne cherchai pas a découvrir la cause et je m'esquivai lestement ; c'est-à-dire non, car c'est alors que je sentis la nécessité de prendre une voiture, mon pied commençait à enfler et si les griffes de mon modèle eussent été crochues comme celles des lions ou des tigres, je ne vous écrirais pas aujourd'hui.

 

Me voilà donc en Italie, à Ancône, où l'occupation française était encore. Un officier de mes amis en me voyant, pousse un cri d'étonnément, s'empare de moi et me présente aux officiers ses camarades avec lesquels je suis engagé à dîner. A chaque présentation mon ami disait : " Vous ne devinerez pas qui est monsieur ? " Enfin, quand l'hôtesse, une belle et grosse brune, apportât le potage, l'ami me poussa devant elle en disant d'un air tragicomique : " Embrassez monsieur ! " Comme cela tournait à la mystification, je le priais de cesser, et alors il se fit apporter les journaux du mois : il y avait déjà 25 jours que j'étais en Italie. Il lut à haute voix cet article d'un grand journal : 

" Hier un événement déplorable a failli enlever à la France un artiste célèbre. M. B. par l'entremise du gardien R. s'était fait enfermer pour peindre l'ours blanc que possède le Jardin des plantes, dans la cage même de l'animal. M. B. y était depuis quelques heures, lorsque le gardien C. passant devant la fosse s'aperçut que son camarade R. avait oublié de lever la herse qui ouvre la porte de la dite cage. Dans le but louable d'éviter une semonce à R., il s'était élancé sur le mur et déjà la cage commençait à s'ouvrir quand le gardien R. passant par hasard pousse un cri en disant : " Malheureux ! Il y a un homme là dedans ! " C'était ce cri que j'avais entendu ! Le journal disait " En un instant la nouvelle s'était répandue : les uns disaient " l'ours a mangé un homme ! " les autres, un enfant, même l'ours n'avait pu manger la caisse que l'on regardait en frémissant.

Le journal profitait de l'occasion pour adresser à la Providence quelques remerciements bien sentis pour avoir conservé à la France etc. etc.

Voila, chère Madame, le seul danger que j'avais eu le courage d'affronter sans m'en douter.

 

Par suite de quoi la belle hôtesse m'embrassa sur les deux joues. "

Lettres d'un voyageur à Mme Marie Rattazzi - III

 

Son voyage dans la forêt Amazonienne

" Chére Madame,

 

Il est 7 heures et je ne pars qu'à 10 heures 40, j'ai donc 3 heures à dépenser, et je vais continuer pendant ce temps ce racontage que vous avez transformé en une espèce d'épée de Damocles pour me punir sans doute d'avoir préféré les brouillards de la Seine, en ce moment, au beau soleil d'Italie : le plus beau du monde, à ce qu'on dit !

Dans ma précédente lettre au sujet d'un second tableau, je vous parlais des mœurs polaires, j'aurais dû attendre aujourd'hui, car déjà le soleil est bien chaud, que sera-il à midi ! C'était bien le cas de vous parler de banquises, de glaciers et de glaces flottantes : toutes choses parfaitement de circonstance. Enfin, il faut me pardonner car je vais cette fois encore aggraver ma maladresse en vous portant d'un coup de baguette du voisinage du pôle Nord au milieu des forêts vierges du Brésil. Si cette lettre vous parvient dans la journée, vous comprendrez que ce serait plutôt le moment d'appeler votre attention sur toute autre chose qu'une excursion entre les tropiques.

 

Dans ce troisième tableau où j'ai placé un pauvre diable d'artiste arrêté de tous côtés par d'innombrables lianes et se faisant un chemin à coups de sabre, il n'est accompagné que d'un seul indien qui porte le modeste bagage, et coupe à droite et à gauche ; ce qui a le triple avantage de chasser les serpents, de déranger les toiles d'araignées, de faire fuir les moustiques pour avoir le plaisir de faire dix pas tous les quarts d'heure. Ce qui m'a inspiré ce tableau ce fut un souvenir d'une excursion dans les pays des Rotoendas, ces agréables gandins qui se plantent des morceaux de bois grands comme des écus de cent sous dans la lèvre inférieure, et d'autres grands comme des soucoupes dans les oreilles. J'étais parti un beau matin avec quelques Indiens de la tribu des Cabacles, chez lesquels j'avais trouvé une franche hospitalité, que je payais, il est vrai, avec une provision d'eau-de-vie et aussi un peu avec un autre produit chimique pour la photographie, qu'ils me volaient, sous forme d'esprit de vin. Ces braves gens devaient me conduire à travers les bois, ils me précédaient en coupant aussi à tort et a travers, faisant fuir certains animaux encore plus incommodes que les moustiques. Les jaguars, par exemple, les ours, etc. Tout cela est nombreux, et bien qu'on ne craigne pas les gendarmes et qu'un port d'armes soit inutile, les chasseurs ne font pas de grands dégâts et le nombre des animaux carnassiers ainsi que des autres augmente chaque jour.

 

Partis à 3 heures du matin , cela n'allait pas mal, à midi nous avions bien fait notre demi lieue, mais les obstacles se sont présentés en si grand nombre qu'ils ont arrêté tout court cette marche précipitée, car, outre les lianes, les bambous, les palissandres, etc. qui se touchaient et rendaient impossible la manœuvre savante du sabre. Nous avions sous nos pas des couches de plantes à pointes aigües et vénéneuses, des champs d'ananas sauvages, sur lesquels il était impossible de passer, et si je vous dis que depuis quelque temps j'étais toujours nu pieds à cause des insectes de toutes sortes qui avaient établi leur domicile dans mes chaussures, la chique entre autres qu'il faut retirer chaque jour sous peine d'accidents graves et même de mort, vous me plaindrez un peu et vous aurez bien raison. Enfin, toujours le mal comme le bien ne peuvent être éternels, nous arrivâmes après des efforts inouïs sur les bords d'une petite rivière, et comme elle ne paraissait pas profonde, il fut décidé qu'on la remonterait. C'était assez facile aux Indiens, vous devinez pourquoi ; il faut pourtant vous avouer que de mon côté ayant été obligé peu à peu de simplifier mon costume, ce qui eut paru schoking à une lady anglaise, je me suis mis dans le même uniforme.

 

Il est vrai de dire que par un sentiment de convenance mes vêtements étaient attachés sur mon dos ; c'est ainsi vêtu que, mon album à la main et mon fusil en travers sur mes habits, j'ai passé une journée entière de cette promenade aquatique. Il m'en reste de bien grands souvenirs, car depuis une année que je vivais dans les bois, jamais pareil spectacle ne s'était présenté avec une telle splendeur ; mais je m'arrête car il me semble que je vais parler une langue qui m'est inconnue, et entrer dans le domaine des descriptions poétiques, auxquelles je n'entends rien du tout ; voilà ce que je voyais tout simplement. De chaque côté de la petite rivière que nous remontions, des forêts de Bambous se penchaient et se liaient ensemble formant des ponts naturels superposés les uns sur les autres jusqu'à une grande hauteur et laissant à peine passer quelques rayons fugitifs d'un soleil écrasant, les singes de toutes espèces à queues pendantes nous suivant et sautant de branche en branche. Ce qui m'a surtout frappé c'était des masses d'orchidées, ces filles de l'air, comme les a nommées je ne sais quel auteur, beaucoup poussaient leurs racines accrochées aux arbres, d'autres pendaient comme des lustres dans une église soutenues par une liane invisible. J'avais gardé à la main mon album et mon crayon, à chaque instant je faisais ma pose au milieu de l'eau, et les bras en l'air pour ne pas mouiller le dessin fort imparfait que j'essayais de faire, j'amassais des richesses pour le retour.

Tout allait assez bien quand je n'avais de l'eau que jusqu'à la lèvre intérieure, mais quand un obstacle se présentait et menaçait de la faire monter à la lèvre supérieure, ce qui m'eut gêné un peu, il fallait forcément remonter dans les bois avec tous leurs obstacles. Et vous comprenez sans qu'il soit nécessaire de vous faire une nouvelle description, y ayant été fort piqué et déchiré quand j'étais orné de mes vêtements européens, ce que je devais être quand les circonstances m'eurent fait adopter celui que la pudeur m'empêche de nommer. Il eut été difficile de grimper à travers les mille lianes qui pendaient dans la rivière et formaient un rempart tout hérissé d'épines ; nous ne pouvions le faire que quand nous trouvions des petits sentiers faits par les animaux sauvages, les tapirs surtout, pour aller boire à la rivière.

 

Depuis longtemps les Indiens m'avaient parlé d'un grand serpent qu'ils nomment le Souroucou. Ce serpent non seulement avait des dents qui donnent la mort, mais de plus un dard à la queue. Et comme j'avais quelque fois exprimé le désir d'en trouver un et de le préparer pour le porter en Europe, le fond de toutes les réponses était toujours : " Que Dieu vous en préserve ! " II est clair qu'un dard à la queue est bien plus dangereux que l'œil inventé par un célèbre fouriériste , mais, que voulez-vous ? Je suis comme l'enfant à qui il fallait la Lune qu'il voyait dans un seau ; c'était le fameux Souroucou !

 

Les Plâtreries, 27 mai

Comme vous le voyez, je n'ai pas terminé cette troisième lettre, je la reprends ici dans mon ermitage. Je vous disais donc que je voulais un Souroucou (le trigonocéphale) et j'ai été servi à souhait, car en essayant de franchir un tronc de palissandre renversé, un Indien m'a poussé brusquement et a tiré à bout portant sur l'objet do ma convoitise. L'affreux serpeut était à mes pieds, levé sur lui-même. Blessé mortellement d'un coup de fusil qui avait fait balle, il brisait tout ce qui lui faisait obstacle, je le vois encore arrachant les lianes qui l'empêchaient de fuir et l'enlaçaient de tous côtés. Quant à moi, en voyant ce monstre avec ces taches noires sur un fond jaune, je ne sais si vous aurez une bien haute idée de mon courage quand je vous avouerai que je me suis empressé de tomber à la renverse : que voulez-vous, je me suis laissé dire que des héros ont eu peur certains jours, et comme je n'ai pas la prétention d'en être un, j'ai eu mon jour aussi. Cependant, comme après tout j'avais enfin le Souroucou qui n'avait pas, comme vous le pensez bien, un dard à la queue, il fallut prendre un moyen pour l'emporter, et les lianes servant de corde je l'attachai solidement , mais les Indien refusèrent de m'aider, je dus rentrer dans l'eau en tirant mon trésor ; c'était bien lourd un serpent de neuf pieds.

Enfin nous arrivâmes, à la tombée de la nuit, auprès d'une montagne qu'il s'agissait de franchir. Une case connue des Indiens était de l'autre côté. Après l'exercice du marin, il fallait reprendre celui du sapeur et jouer du sabre, ce qui eut été impossible pour moi avec mon sujet, si un Indien ne se fût décidé à m'aider. Arrivés à un quart de lieu de la case, les autres m'ont prié du ne pas aller plus loin avec ma prise, dans la crainte de voir arriver quelque membre de la famille attiré par le sang. Je l'ai placé sur un tronc d'arbre, et le lendemain, après avoir tranché la tête pour ne pas rencontrer les crochets qui donnent la mort, j'ai dépouillé avec peine ce fameux trigonocéphale, que vous verrez aux Plâtreries, si, comme vous me l'avez fait espérer, vous vous y arrêtés en passant avec ce bon et excellent Rattazzi, qui me fait regretter de n'avoir plus assez de temps pour lui témoigner l'affection que je lui ai vouée, comme j'ai pu le faire à vous que j'ai connue presque enfant.

Votre bien dévoué.

A. Biard "​

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