Depuis le début de mes recherches sur Biard il y a quelques années, l’une des choses que je préfère faire - hormis passer des heures à éplucher les archives - est de me rendre dans les lieux qui ont vu s’écrire son histoire, comme la rue Juiverie à Lyon où il est né, son atelier de la place Vendôme à Paris, ou encore la maison où il a terminé sa vie à Samois-sur-Seine. Récemment, j’ai ressenti l’envie d’aller plus loin dans cette démarche afin de retourner véritablement dans ses pas pour revivre certaines de ses aventures et me plonger au cœur de ses œuvres.
C’est en faisant des recherches sur un tableau que l’idée m’est venue. Un beau jour, sans que je ne m’y attende, Pierre Rosenberg m’a envoyé un email pour me demander des précisions sur une toile qu’il avait dans ses collections (toile qu'il a ensuite donnée au musée du Grand Siècle). C’était la toute première fois que je la voyais et je n’avais aucune idée de ce qu’elle pouvait représenter. Il s’agissait d’un petit format, probablement peint lors d’un voyage et les seuls éléments qui pouvaient m’aider à le situer étaient des tombants montagneux abrupts, une implantation d’arbres bien particulière, un petit pont en pierre, un ancien bâtiment vraisemblablement religieux et, étrangement, aucune vie humaine - ce qui est une exception rare chez Biard. En combinant l’inventaire de ses ventes d’atelier, des gravures d’époque et des vues de Google Maps, j’ai rapidement conclu qu’il s’agissait du pont du Grand Logis, en Chartreuse.
Plusieurs mois se sont ensuite écoulés et j’ai profité du vernissage de l’exposition Le Monde en Scène au musée Hébert, près de Grenoble, pour me rendre là-bas et vérifier de mes propres yeux l’exactitude de mes recherches. Sur place, il n’y avait aucun doute, Biard était bel et bien passé par ici et s’était tenu au même endroit que moi avec mon matériel de dessin afin d’immortaliser ce lieu qui, malgré les siècles, n’a quasiment pas bougé. Quelle émotion de me tenir là, près deux cents ans plus tard !
À gauche : François-Auguste Biard, Pont du Grand Logis, Grande-Chartreuse, huile sur toile, 1829,
collection du musée du Grand Siècle de Sceaux
À droite : photographie du pont du Grand Logis en Chartreuse en avril 2023, ©Baptiste Henriot
Il y a quelques jours, j’ai voulu pousser cette expérience toujours plus loin et, après avoir réservé des billets d’avion pour la Norvège, je suis parti en pèlerinage au fin fond de la Scandinavie.
Au début du mois de mai 1839, Biard et sa compagne Léonie d’Aunet partent seuls en direction du Nord de l’Europe. Après être passés par Le Havre, Rotterdam, Hambourg, Copenhague, Göteborg, Christiania (ancien nom d’Oslo), Trondheim, Tromsø et Kåfjord, ils arrivent fin juin - presque sans encombre - à Hammerfest afin d’y attendre la corvette La Recherche. Cette dernière doit les emmener sur une île bien mystérieuse perdue au milieu de la mer du Groenland, celle du Spitzberg - et plus précisément dans la baie de la Madeleine située à l’extrémité Nord. Après deux semaines de dessins, de travaux, d’observations et d'études en tous genres, le navire reprend la mer en direction du continent pour y déposer une partie de son équipage à Hammerfest à la fin août. Leur retour se fait par des chemins en pays Sami entre Alta, Kautokeino, Karesuando, Muonio, Haparanda, avant d’atteindre Stockholm à la mi-octobre.
C'est une petite partie de cet itinéraire que j’ai voulu suivre avec, dans mon sac à dos, des copies de gravures tirées de l’Atlas Historique du Voyages de la Commission scientifique du Nord en Scandinavie, en Laponie, au Spitzberg et aux Feröe pendant les années 1838, 1839 et 1840 sur la corvette La Recherche, commandée par M. Fabvre. Biard n’a dessiné qu’une seule planche de ces atlas (sur 310) et c’est principalement deux autres artistes qui se sont chargés d'illustrer ce périple : Barthélémy Lauvergne (1805-1871) et Auguste Mayer (1805-1890), eux aussi membres de la Commission scientifique du Nord.
Après être passé par Tromsø, Tarvik, Kåfjord, Alta, Hammerfest, Nordkapp, Karasjok, Kautokeino, Muonio et Karesuando, je me suis rendu compte que, là encore, presque rien n’avait bougé. Bien évidemment la modernité et l’industrialisation occupent aujourd’hui une partie des paysages urbains, mais la nature, elle, est restée la même. J’ai également pu voir les libertés que ces artistes ont prises dans leurs croquis afin de rendre certaines scènes plus majestueuses voire dramatiques, notamment grâce à l’ajout de montagnes, en raccourcissant certaines étendues trop vastes, ou en ajoutant / mixant des petits détails. Ce road trip dans le Grand Nord est immortalisé dans une série de photographies que je compare avec les gravures du XIXe siècle et dont voici quelques exemples ci-dessous.
À gauche : Tromsoe, vue prise du magasin au charbon (Norvège)
À droite : photographie du Sud de Tromsø depuis Polaria le 17 septembre 2023, ©Baptiste Henriot
À gauche : Vue de Talvig (Finmark)
À droite : photographie de Talvik le 13 septembre 2023, ©Baptiste Henriot
À gauche : Vue des usines à Kaafiord le 5 septembre 1839 (Finmark)
À droite : photographie de Kåfjord le 13 septembre 2023, ©Baptiste Henriot
À gauche : Église et rade de Kaafiord (Norvège)
À droite : photographie de la rade de Kåfjord le 13 septembre 2023, ©Baptiste Henriot
À gauche : Vue prise à Bossekop, en Finmark (Norvège)
À droite : photographie de Bossekop, à Alta, le 13 septembre 2023, ©Baptiste Henriot
À gauche : Hammerfest, vue prise à l'Est de la ville (Norvège)
À droite : photographie prise à l'Est de Hammerfest le 14 septembre 2023, ©Baptiste Henriot
À gauche : Ancienne église de Hammerfest, vue prise à l'Ouest de la ville (Norvège)
À droite : photographie de l'église et du cimetière de Hammerfest le 14 septembre 2023, ©Baptiste Henriot
À gauche : Vue prise dans le port de Hammerfest (Norvège)
À droite : photographie près du port de Hammerfest le 14 septembre 2023, ©Baptiste Henriot
À gauche : Le Cap Nord, vue prise de l'Ouest (Norvège)
À droite : photographie de falaises à l'Est depuis le Nordkapp le 14 septembre 2023, ©Baptiste Henriot
À gauche : Apparence de l'aurore boréale dans le Nord-Est à Bossekop (Finmark), le 16 janvier 1839, à 10h05 du soir
À droite : photographie d'une aurore boréale à Nordmannset le 14 septembre 2023 à 22h11 du soir, ©Baptiste Henriot
À gauche : Karajocki, 1ère halte en Laponie le 7 septembre 1839
À droite : photographie du parlement Sami à Karasjok le 15 septembre 2023, ©Baptiste Henriot
À gauche : Intérieur d'une cabane de Lapons norvégiens à Kautokeino (Finmark)
À droite : photographie de l'intérieur d'une cabane à Kautokeino le 15 septembre 2023, ©Baptiste Henriot
À gauche : Cataracte d'Eyanpaïka (Laponie)
À droite : photographie des rapides d'Äijäkoski, en Finlande, le 16 septembre 2023, ©Baptiste Henriot
Sur la route du retour qui sépare Kautokeino et Tromsø, je me suis arrêté une bonne heure près de la ville de Muonio, en Finlande, afin d’admirer les dangereux rapides d’Äijäkoski. Ces derniers, anciennement connus sous le nom d’Eyanpaïka, ont été immortalisés dans une toile par Biard qui illustre le duc d’Orléans lors de sa traversée de la Laponie en 1795. Pour le coup, le site a connu quelques changements car cette rivière était peuplée de gros rochers parsemés ça et là, rendant la navigation plus que périlleuse. Pour plus de sécurité, les embarcations étaient alors hissées hors de l’eau, portées à terre et remises à flot une fois le danger contourné. Le futur roi a donc fait preuve d’un réel courage en ne mettant pas pied à terre à cet endroit - du moins en peinture !
Certaines sources en finlandais (que je n’ai pas réussi à retrouver mais qui m’ont été confirmée), affirment qu’au XXème siècle, ces roches redoutables auraient été dynamitées afin de fluidifier le torrent et pour le rendre moins menaçant. Si le courant semble aujourd’hui moins effrayant que par le passé, nombre de pages internet mettent tout de même en garde les kayakistes et les rafteurs.
François-Auguste Biard, Le Duc d'Orléans descendant le grand rapide de l'Eijanpaikka sur le fleuve Muonio (Laponie), août 1795, huile sur toile, 1840, collection du musée national des châteaux de Versailles
Enfin, mes visites et mon voyage se sont achevés à Karesuando, en Suède, dans l’ancien fief d’un personnage haut en couleur : le pasteur Lars Levi Læstadius (1800-1861). Ce prêtre luthérien est devenu dans les années 1840 le chef de file d’un mouvement religieux plus ou moins sectaire encore actif de nos jours dans les pays nordiques ainsi qu’en Amérique du Nord. Si je ne souhaite pas m’étendre ici sur son sujet - qui mériterait un article entier - j’en fais néanmoins mention car Biard l'a rencontré en chemin pour Stockholm. Voilà comme Léonie le décrit dans son livre :
“ À Karesuando comme à Kautokeino, nous allâmes loger chez le pasteur. Celui-ci étant un pasteur fixe, nous le rencontrâmes chez lui. J’en aurais pensé plus de bien s’il eût été absent. Ce pasteur, un nommé Læstadius, nous offrit un fâcheux mélange de prétentions savantes et de grossièreté rustique. Malgré nos lettres de recommandation, malgré ce qui eût dû le toucher, le triste état où nous avaient mis nos longs jours de bivouac, il nous accueillit de l’air rogne d’un homme important qu’on dérange. Le bonnet sur la tête, la pipe à la bouche, il nous fit donner de mauvaise grâce une chambre et ne s’occupa plus de nous.
Cet homme, parce qu’il écorche le latin et possède la très-restreinte flore de Laponie [N.D.L.R. : Læstadius était également botaniste et offrit à la France son herbier des plantes de Laponie, ce qui lui vaudra de recevoir la Légion d’honneur], se croit un personnage. Il prend des poses d’homme supérieur et affecte le langage dédaigneux. Il montre en tout une vanité de son mérite fort en désaccord avec le caractère dont il est revêtu. Autant je me sens de respect et d’admiration pour ces vénérables prêtres donc je vous ai parlé, autant j’éprouvai d’éloignement pour la fausse dignité de cet ours mal léché. Je ne trouvai chez lui ni les soins ni l’accueil qui m’étaient dûs, ni même cette vulgaire compassion que le pitoyable état de ma santé inspirait aux Lapons. Cet hôte rébarbatif nous fournit de la paille hachée pour lit, des galettes d’orge, un poisson du fleuve et des navets, et, pour compléter la mauvaise opinion qu’il nous avait donnée de lui, nous fit payer le tout fort cher. ”
Si l’église où Læstadius prêchait a été démolie et remplacée au début du XXème siècle, il est encore possible de visiter une petite maison dans laquelle il aurait vécu de 1849 jusqu’à son décès. Certes ce n’est probablement pas la maison où Biard et Léonie ont été hébergés, mais cela permet de s’imprégner du lieu, du personnage et cela donne une petite idée de leur aventure rocambolesque.
Mes pérégrinations s’arrêtent donc ici pour cette fois et j’espère poursuivre ce travail in situ de reconstitution historique très prochainement, peut-être à Bjørnøya ? Dans la baie de la Madeleine ? Au fin fond de la forêt brésilienne ? Quelque part en Méditerranée ? Qui sait ? La suite dans de prochaines aventures !
Mon plan de route en Norvège, Finlande et Suède de septembre 2023
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