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Photo du rédacteurBaptiste Henriot

François-Auguste Biard comme âme sœur ?


" Les gens pensent qu'une âme soeur est leur association parfaite et tout le monde lui court après. En fait, l'âme soeur, la vraie, est un miroir, c'est la personne qui te montre tout ce qui t'entrave, qui t'amène à te contempler toi-même afin que tu puisses changer des choses dans ta vie." Elizabeth Gilbert


Un soir, lors d’un dîner chez un ami, mon hôte m’invite à expliquer à ses convives le travail que j’entreprends depuis maintenant plusieurs années sur cet artiste inconnu du grand public qu’est François-Auguste Biard. Après plusieurs minutes d’un discours plus ou moins bien rodé, il en vient à me demander " mais pourquoi lui plutôt qu’un autre ? " La réponse toute naturelle fut de parler de mes premières rencontres avec ses toiles - notamment avec ses illustrations du Grand Nord découvertes au Louvre ou au cabinet Turquin -, pour ensuite décrire le véritable amour passionnel qui s’est peu à peu tissé entre ses œuvres et moi. Puis je me suis attardé sur les similitudes troublantes qu’il peut y avoir entre nos deux histoires - et qui n’ont fait que renforcer ma fascination - comme l’envie insatiable de voyager, d’explorer, de découvrir, de partager, de cataloguer, de collecter, de collectionner, de créer ou tout simplement l’envie de liberté. Cet ami, un homme sage et spirituel, m’a alors répondu ébahi : " je pense que tu pourrais être sa réincarnation ".

Cette croyance tournant autour de vies antérieures et de vies futures n’est pas vraiment compatible avec mon esprit cartésien qui m’empêche de croire à ce genre de pensées. Néanmoins, cette idée est restée dans un coin de ma tête jusqu’à ce que je tombe sur un podcast mentionnant un concept assez proche mais quelque peu différent, celui d’âme sœur.


Qui n’a jamais utilisé cette expression ? Dans notre société moderne, ce terme est très souvent utilisé pour décrire une relation amoureuse ou romantique profonde entre deux êtres soi-disant prédestinés. Il symbolise la recherche du partenaire idéal avec qui partager sa vie, son bonheur et sans qui nous nous sentons désespérément incomplets. Cette notion peut être perçue différemment selon les individus et les cultures mais recouvre, dans son ensemble, une destinée inexplicable.


Ce titre tant convoité et ayant une très haute charge sociale est en réalité plus ancien que nous pouvons l’imaginer. En effet, il remonte à la Grèce antique et a été introduit pour la toute première fois par Platon dans l’un de ses ouvrages les plus connus, Le Banquet, rédigé aux alentours de 380 avant notre ère. Dans ce récit, le poète Aristophane raconte qu’aux débuts de l’humanité les humains étaient très différents de ceux que nous pouvons connaître. Zeus, roi des dieux, craignant leurs pouvoirs, décide alors de les couper en deux afin de les affaiblir et de mieux les asservir. Platon développe le destin tragique de ces êtres supérieurs nommés " androgynes ", ainsi que la quête sempiternelle de leurs deux moitiés autrefois unies en une seule âme.


Représentation de l'androgyne primordial, vase grec, IVème siècle av. J.-C.



“ La nature humaine était primitivement bien différente de ce qu’elle est aujourd’hui. D’abord, il y avait trois sortes d’hommes, les deux sexes qui subsistent encore et un troisième composé des deux premiers et qui les renfermait tous deux : il s’appelait androgyne ; il a été détruit, et la seule chose qui en reste, est le nom qui est en opprobre. Puis tous les hommes généralement étaient d’une figure ronde, avaient des épaules et des côtes attachées ensemble, quatre bras, quatre jambes, deux visages opposés l’un à l’autre et parfaitement semblables, sortant d’un seul cou et tenant à une seule tête, quatre oreilles, un double appareil des organes de la génération, et tout le reste dans la même proportion. Leur démarche était droite comme la nôtre, et ils n’avaient pas besoin de se tourner pour suivre tous les chemins qu’ils voulaient prendre ; quand ils voulaient aller plus vite, ils s’appuyaient de leurs huit membres, par un mouvement circulaire, comme ceux qui les pieds en l’air imitent la roue. La différence qui se trouve entre ces trois espèces d’hommes vient de la différence de leurs principes : le sexe masculin est produit par le soleil, le féminin par la terre, et celui qui est composé de deux, par la lune, qui participe de la terre et du soleil. Ils tenaient de leurs principes leur figure et leur manière de se mouvoir, qui est sphérique. Leurs corps étaient robustes et leurs courages élevés, ce qui leur inspira l’audace de monter jusqu’au ciel et de combattre contre les dieux, ainsi qu’Homère l’écrit d’Éphialtès et d’Otos. Jupiter examina avec les dieux ce qu’il y avait à faire dans cette circonstance. La chose n’était pas sans difficulté : les dieux ne voulaient pas les détruire comme ils avaient fait des géants en les foudroyant, car alors le culte que les hommes leur rendaient et les temples qu’ils leur élevaient, auraient aussi disparu ; et, d’un autre côté, une telle insolence ne pouvait être soufferte. Enfin, après bien des embarras, il vint une idée à Jupiter : Je crois avoir trouvé, dit-il, un moyen de conserver les hommes et de les rendre plus retenus, c’est de diminuer leurs forces : je les séparerai en deux ; par là ils deviendront faibles ; et nous aurons encore un autre avantage, qui sera d’augmenter le nombre de ceux qui nous servent : ils marcheront droits, soutenus de deux jambes seulement ; et, si après cette punition leur audace subsiste, je les séparerai de nouveau, et ils seront réduits à marcher sur un seul pied, comme ceux qui dansent sur les outres à la fête de Bacchus.


Après cette déclaration le dieu fit la séparation qu’il venait de résoudre, et il la fit de la manière que l’on coupe les œufs lorsqu’on veut les saler, ou qu’avec un cheveu on les divise en deux parties égales. [...] Cette division étant faite, chaque moitié cherchait à rencontrer celle qui lui appartenait ; et s’étant trouvées toutes les deux, elles se joignaient avec une telle ardeur dans le désir de rentrer dans leur ancienne unité, qu’elles périssaient dans cet embrassement de faim et d’inaction, ne voulant rien faire l’une sans l’autre. [...] Voilà comment l’amour est si naturel à l’homme ; l’amour nous ramène à notre nature primitive et, de deux êtres n’en faisant qu’un, rétablit en quelque sorte la nature humaine dans son ancienne perfection. Chacun de nous n’est donc qu’une moitié d’homme, moitié qui a été séparée de son tout, de la même manière que l’on sépare une sole. Ces moitiés cherchent toujours leurs moitiés. ”


Selon Platon, ces êtres désormais incomplets sont donc condamnés à chercher leur partie manquante. Mais deux points diffèrent entre sa définition et la nôtre. Premièrement, ces androgynes cruellement pourfendus décrivent originellement deux personnes se sentant naturellement attirées l'une vers l'autre, partageant des intérêts, des valeurs et des objectifs de vie similaires et se soutenant mutuellement de manière émotionnelle et spirituelle. Les sentiments amoureux ne rentrent donc pas obligatoirement en jeu dans cette vision. Ensuite, Platon nous dit un peu plus loin dans son récit que lorsque " l'une des deux périssait, celle qui restait en cherchait une autre, à laquelle elle s'unissait de nouveau. " Il serait alors possible d’avoir, non pas une seule âme sœur, mais plusieurs au cours de notre vie.


Asher Brun Durand (1796-1886), Kindred Spirits

huile sur toile, 1849, collection du Crystal Bridges Museum of American Art de Betonville, Arkansas



Cette œuvre réalisée par Asher Brown Durand est un bel exemple “ d’esprits apparentés ” à la liaison platonique. Le tableau fut commandé par le collectionneur d'art et avocat new-yorkais Jonathan Sturges afin d’être offert en remerciement au poète William Cullen Bryant pour son éloge funèbre lors du décès du peintre Thomas Cole - disparu subitement au début de 1848. La toile montre Cole, qui avait été le mentor de Jonathan Sturges, debout dans une gorge à Catskills en compagnie de Bryant, leur ami commun. Son titre Kindred Spirits fait référence au poème To Solitude de John Keats et illustre parfaitement l'attachement profond et fraternel que deux Hommes peuvent avoir l'un envers l'autre.


Ce concept a par la suite évolué au fil des siècles afin de s'adapter à nos sociétés et a été repris dans diverses cultures, comme par exemple dans la mythologie chinoise avec le principe du Yin et du Yang, ou comme dans certaines légendes juives et chrétiennes. Cette philosophie de deux âmes entremêlées depuis la naissance est très intéressante, mais peut-on aller plus loin et unir deux personnes se trouvant dans des temporalités différentes ?


Si je me pose cette question c’est parce qu’avant même de connaître les détails de la vie de Biard, je me suis senti attiré par ses œuvres sans vraiment savoir pourquoi. Certes la beauté de ses paysages et la finesse de sa peinture ont joué un rôle dans cette connexion, mais quelque chose d'inexplicable nous reliait. C’est d'ailleurs pour cela que je me suis lancé, sur un coup de tête, dans ce projet fou et interminable qu’est l’écriture de son catalogue raisonné. Au fil du temps et des découvertes, je me suis rendu compte que lui et moi partagions beaucoup de choses, notamment des traits de caractère : l’impulsivité, l’impatience, l’envie de vivre des aventures intéressantes plutôt que de suivre des choix de raison, des vies faites de passions dévorantes, un collectionnisme maladif, un goût prononcé pour le sarcasme et la dérision … Se pourrait-il alors que nos vies ou que nos destins aient été unis ? Biard peut-il être, en quelque sorte, une de mes âmes sœurs ? Pour un esprit logique et rationnel, cette théorie est difficile à admettre et je me dis, qu’au final, mon cerveau essaye de créer des analogies entre mon sujet d’étude monothématique / monomaniaque et mes propres expériences.

Quoi qu’il en soit, je ne pourrais probablement jamais avoir de réelles réponses à cette hypothèse, car Biard ayant disparu il y a plus de 140 ans, une rencontre physique pouvant affirmer ou contredire cette théorie ne sera malheureusement pas possible. L’idée étant néanmoins assez belle, elle continuera d'insuffler de la passion dans ce travail que j’entreprends et ce, peu importe le lien inexplicable qui nous lie.


En guise de conclusion, rassurons-nous et gardons en tête cette très jolie phrase écrite par l’autrice canadienne Lucy Maud Montgomery qui, dans son roman Anne of Green Gables publié en 1908, nous partage ce message plein d’espoir : " Les âmes sœurs ne sont pas si rares que je le pensais. Quelle joie de découvrir qu’il y en a tant dans le monde. " Offrons simplement la possibilité à certaines personnes de nous compléter, ne serait-ce que pour un temps.



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