“ M. Biard est un grand voyageur ; il a, comme Ulysse, visité les villes et les peuples.. ” (1)
À son époque et encore de nos jours, Biard est connu comme étant un artiste intrépide prêt à quitter le confort bourgeois de son atelier parisien afin de partir cataloguer les us et coutumes de peuples méconnus. Sans aucune hésitation, il prépare ses malles et son matériel de dessin pour se rendre - bien souvent sur des coups de tête - là où l’aventure semble l’appeler. Que ce soit aux confins de l’Europe ou sur d’autres continents, une lecture ou une conversation furtive suffisent à attiser sa curiosité maladive et à développer son imaginaire.
Mais ce genre de pérégrinations a un coût et, à l’exception de son expédition entreprise en Méditerranée en 1827 où il embarque comme professeur de dessin à bord d’une corvette-école de la Marine nationale, Biard finance lui-même ses voyages ! C'est notamment le cas en 1839 lorsqu’il se rend à Hammerfest en compagnie de sa future femme Léonie d’Aunet, afin de mettre les voiles en direction de l'archipel du Svalbard. L’aller et le retour se font à pied, en voiture et en bateau, grâce à leurs économies personnelles et ce, malgré le caractère officiel de cette expédition scientifique ordonnée par le roi Louis-Philippe. Quelques années plus tard, Biard finance un autre grand périple, au Brésil cette fois-ci, mais nous y reviendrons juste après.
Biard est né d’un père - soi-disant - charpentier (2) et d’une mère ouvrière en pelleterie. Il est peu probable que ces parents issus de la classe des artisans du vieux Lyon lui aient laissé une quelconque fortune. Biard a donc dû trouver une solution afin d’assouvir ses rêves et celle toute trouvée a été d'inonder le marché de l’art. Entre 1824 et 1882, ce sont près de 170 toiles qu’il expose sur les cimaises des Salons et chaque année, ses tableaux sont de véritables événements que les curieux de la capitale ne rateraient pour rien au monde. S’il est apprécié par Prosper Mérimée et par Alfred de Musset, d’autres comme Charles Baudelaire et Jules Verne le détestent. Mais au final, peu lui importe car une critique - bonne ou mauvaise - reste une publicité malgré tout. Cette “ médiatisation ” abondante lui permet alors de vendre, à des particuliers ainsi qu'à l’État français, de nombreuses toiles dont voici quelques exemples :
• Les Comédiens ambulants, 1 800 francs en 1833
• Le Roi au milieu de la garde nationale sur la place du Carrousel, 9 000 francs en 1840
• Magdalena Bay, 3 500 francs en 1841
• Abordage d’un vaisseau hollandais par Jean-Bart, 4 000 francs en 1843
• Henri IV et Fleurette, 2 400 francs en 1847
( Petite note afin de remettre les choses dans leur contexte et pour mieux nous situer dans ces années : 1 franc en 1850 équivaut à peu près à 2,5 €, sachant qu’un salaire moyen dans le département de la Seine tournait généralement autour des 200 à 600 francs par an )
Même si ces tarifs sont relativement corrects pour ce siècle, il faut avouer que nous sommes bien loin du record détenu par le Marché aux chevaux (3) vendu en 1853 par Rosa Bonheur pour la somme hallucinante de 40 000 francs !
Aussi, comme tous les artistes de cette époque, Biard accepte quelques commandes, notamment des portraits afin d’arrondir ses fins de mois. Ces nombreuses ventes lui permettent alors de vivre confortablement, de voyager et, dans les années 1840, cette notoriété durement gagnée lui permet également d’acquérir deux petites maisons ainsi qu’un terrain à Samois-sur-Seine, en plein cœur de la forêt de Fontainebleau.
Avec l’arrivée de Napoléon III au pouvoir, les mœurs changent en même temps que l’esthétique des français. Biard ne répond plus aux canons artistiques dictés par le nouvel empire et ses tableaux intéressent de moins en mois. Néanmoins, à l’âge de 59 ans, il décide de repartir à l’aventure et embarque à Southampton en direction de Rio de Janeiro. Une Transatlantique de ce genre n’était pas donnée et coûtait entre 300 et 900 francs en fonction de la classe choisie, comme le montre ce document (4). Tout le monde n'avait donc pas le luxe de se payer un tel voyage.
Dès son arrivée, Biard est invité à la cour par l’Empereur Pedro II en personne. Durant six longs mois, il réalise des portraits du souverain, de sa femme, de leurs filles et de nombreux notables de la ville. Même si cette place privilégiée au sein de la bourgeoisie locale lui permet de gagner de quoi rester plus longtemps que prévu au Brésil (ce voyage devait initialement durer deux ou trois mois et durera au final deux ans), cette situation l’ennuie assez vite car son rêve le plus cher est de s’enfoncer au cœur de la forêt Amazonienne, afin de faire l'étude de tribus indiennes ! Finalement, cette expédition aura raison de sa santé et Biard rentrera en France fatigué, malade et très probablement au bord de la ruine.
À mesure que les années passent, ses ventes de peintures se font de plus en plus difficiles et, tout juste après son retour du Brésil, Biard se voit obligé de se séparer d’une de ses deux maisons achetée à Samois. Puis vient l’année 1865 marquée par la vente de ses collections et d’une partie de son atelier. Entre les tableaux, dessins, souvenirs de voyage, armes, mobiliers et autres objets, ce sont plus de 380 lots qui sont présentés à Drouot et qui trouvent, pour la grande majorité, preneur. Ce genre de ventes effectuées dans un court laps de temps (à peine 4 ans), nous peignent le portrait d’un artiste en détresse. Mais des articles récemment trouvés dans des journaux de l’époque montrent que Biard avait peut-être de nouveaux projets en tête !
“ Le peintre Biard, si connu par la composition pittoresque de ses tableaux et par son Voyage au Brésil, se dispose à s’embarquer pour les Grandes-Indes. Avant de partir, M. Biard fera une vente de tous les objets curieux que renferme son atelier. “ (5)
“ Un autre artiste, Biard, le populaire Biard, va partir pour les Grandes-Indes. Il va faire une vente qui ne manquera pas d’exciter la curiosité. Il se défait de tous les objets que renferme son atelier de la rue de la Madeleine. ” (6)
Même si cela n'exclut pas la possibilité d'un besoin de se renflouer, Biard avait-il pour projet de trouver des financements afin de visiter les Indes ? Cette découverte est assez intéressante et ouvre à de nouvelles perspectives quant à la fin de sa carrière. Essayait-il de redorer l’image de sa peinture par le biais d’une nouvelle aventure ? Voulait-il conserver le titre de peintre voyageur ? Ou était-il en quête de nouvelles tribunes dans la presse ? Ces hypothèses ne sont que spéculations mais restent plausibles car l’Asie de l’Est est une région du globe que Biard n’a jamais explorée et qui le questionnait depuis un moment.
Au Salon de Paris de 1838 par exemple, il présente sa vision d'un Sacrifice de la veuve d’un Bramine. (un Bramine, ou Brahmane, étant un membre héréditaire de la caste sacerdotale, la première des grandes castes en Inde)
" M. Biard a traité cette année un sujet indien, de grandeur naturelle. Quoique l'on retrouve dans cet ouvrage la verve et le naturel que l’auteur met également en traitant des scènes graves ou bouffonnes, cette dernière composition a produit moins d'effet que les autres. La jeune femme que l'on a enivrée d’opium et le prêtre qui la conduit vers le feu, ainsi que les personnages accessoires sont rendus avec un talent remarquable, et la vérité y domine particulièrement. En observant ce tableau, je me suis demandé souvent pourquoi il ne frappe pas l'imagination, et, par conséquent, pourquoi il ne pénètre pas jusqu'au coeur. Si je ne me trompe, cela tient à ce que l'apparence, la forme extérieure du sujet et des personnages sont trop étrangères à nos idées européennes. La couleur, les habillements, le tatouage de la jeune femme, du prêtre et de ceux qui les entourent, excitent et déroutent tout à la fois trop fortement la curiosité, pour que l’esprit ait le calme nécessaire pour comprendre et que l'âme soit émue. " (7)
Gravure d'après le Sacrifice de la veuve d’un Bramine
Musée des familles, vol. 5, Paris, avril 1838
Pour sa composition, il s'inspire d'une pièce de théâtre écrite au XVIIIème siècle (8) et très probablement de divers récits publiés dans des revues littéraires en vogue au XIXème (9). Aussi, une lettre envoyée entre les années 1840-50 nous décrit une autre version plus tardive, légèrement différente et plus petite de ce même thème :
" Je regrette beaucoup que le jugé de mon tableau ne soit pas du gout de Madame E. et si cela est, vous conviendrez que ce n'est pas de ma faute car dans le choix de plusieurs sujets que je vous ai soumis lors de ma première lettre, j'aurais autant mis de soin à une autre qu'à celui-ci. [...] Pour ce que vous me dites du grand tableau, il est certainement comme ayant été, comme j'ai eu l'honneur de vous le dire à notre exposition en 1838, mais celui que je vous ai envoyé, s'il lui ressemble par le fond, est fort différent par les accessoires. Le grand était bien plus restreint, il n'y avait que peu de figures et sans parler du fond qui était un ciel et non une forêt. J'y ai ajouté tout le peuple, la grande figure de brama et changé toute la disposition. Le susdit grand tableau est ici, à ma campagne, roulé sur un morceau de bois et mis dans mon grenier, ne pouvant être placé ailleurs à cause de ses dimensions. " (10)
L'iconographie, l'histoire et la mythologie indienne a donc déjà fait partie de son imaginaire et, même si ces toiles restent aujourd'hui non localisées, elles sont la preuve que sa curiosité n'avait pas de frontière. Il est difficile de savoir ce qui lui a fait renoncer à ce nouveau projet, très probablement la maladie ou le manque de moyens. Quoi qu'il en soit, Biard est un artiste qui continue de voyager à travers le monde et de nous émerveiller, tant par la richesse de sa production, que par les nombreux mystères qui l'entourent.
(1) L. Peisse - Le Constitutionnel, 15 juillet 1849
(2) Un certain " Jean Biard, charpentier absent pour ses affaires " est déclaré lors de sa naissance, mais des doutes - de plus en plus fondés - planent autour de ce père qui pourrait être factice
(3) Rosa Bonheur - Le Marché aux chevaux, huile sur toile présentée lors de l'exposition universelle de 1855, collection du Metropolitan Museum of Art de New York
(4) C. F. van Delden Laèrne - La Culture du café en Amérique, Asie et Afrique, Paris, 1885
(5) L'Opinion nationale, 9 janvier 1865
(6) Le Phare de la Loire, 9 janvier 1865
(7) E. Delécluze - Journal des débats, 17 mars 1838
(8) Antoine-Marin Lemierre - La Veuve du Malabar, pièce représentée pour la première fois le 30 juillet 1770 au théâtre des Tuileries
(9) Mirzapoure - Veuve échappée au bûcher funéraire, Revue des Deux Mondes, tome 2, 1830
(10) Lettre envoyée le 13 juillet (sans année) de Valvin près de Fontainebleau à un collectionneur mécontent, collection particulière
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