Tout au long de sa vie, Biard s’évertue à peindre avec justesse et fidélité le moindre détail qu’il peut rapporter de ses voyages. Ce travail d’observation minutieux quasi ethnologique et éthologique a parfois eu du mal à convaincre ses contemporains et ce, en dépit de divers récits pouvant attester ses images. En effet, certains critiques n’arrivent pas à croire en la véracité de ses compositions, de ses couleurs, de ses formes ou de ses lumières. L’un d’eux, un anonyme des Salons parisiens, note même que “ ces peintures peuvent être vraies, mais elles ne sont pas belles ”. C’est notamment le cas pour ses vues du Spitzberg et du Grand Nord qui nourrissent un scepticisme chez les regardeurs de l’époque. De nos jours, la mondialisation et la photographie nous aident à prouver sa sincérité et cette incrédulité se transforme en une sorte de fascination pour un ailleurs fantasmé. Ses œuvres deviennent alors les parfaits témoins d’un passé révolu et nous pouvons - par exemple - y observer les conséquences d’un réchauffement climatique chronique.
En général, Biard peint ce qu’il connaît et ce qu’il a vu, mais il lui arrive parfois de faire quelques écarts afin de captiver toujours un peu plus son public. L’une de ses toiles les connues de son vivant est, sans aucun doute, son Embarcation attaquée par des ours blancs dans la mer du Nord (voir ci-dessous). Lorsqu’il commence à la peindre en 1838, Biard n’a pas encore navigué sur les eaux de l’océan Arctique. Il lui faut donc imaginer cette scène en s’inspirant de gravures et de textes diffusés dans quelques ouvrages comme les revues le Tour du Monde ou le Musée des Familles. Si le décor est inventé de toutes pièces, les ours, eux, sont réels. Pour se faire, Biard n’a pas eut d’autre choix que de prendre pour modèles les animaux de la capitale.
" Biard a voyagé partout ; il a voulu tout voir et tout connaître ; aussi ses tableaux ont-ils une vérité vraie qui ne se rencontre pas toujours ailleurs. Cependant, quoique son tableau principal soit une barque attaquée par des ours blancs, il avoue avec une gaîté charmante qu’il n’a jamais vu d’ours blancs qu’au Jardin des plantes. […] Or il raconte une aventure qui lui donne toujours un petit frisson rétrospectif.
Biard avait obtenu la permission de descendre dans la loge de l’ours blanc pour en tirer le portrait tout à son aise ; pour cela on faisait d’abord sortir l’ours de la cour, puis on baissait une énorme grille de fer entre le peintre et son modèle. Alors l’ours, furieux de voir qu’on avait envahi son domicile, se précipitait contre cette porte de fer et cherchait à la briser avec ses dents et ses griffes.
Or, par un hasard providentiel, Biard venait de sortir de la loge de l’ours plus tôt que de coutume, quand un nouveau gardien, se promenant dans le jardin et voyant cette grille baissée à une heure où elle n’avait pas l’habitude de l’être, crut qu’on avait commis une erreur et relevait tranquillement la grille quand un de ses camarades s’élança vers lui en donnant les marques d’une vive frayeur, tout en s’écriant :
- Mais, malheureux ! il y a un homme dans la loge !
Le gardien laissa vite retomber la grille ; mais il eût été trop tard, l’ours y était rentré déjà et broyait tout autour de lui.
- Heureusement que mes études sur la bête étaient achevées nous disait Biard, car le diable m’emporte si j’aurais voulu retourner lui rendre visite. " (1)
Les badauds venus à la ménagerie pour se promener et donner du pain aux animaux sauvages assistent à cette scène troublante et la presse relate la mésaventure - mésaventure qui lui vaudra une très belle caricature dans un numéro du Charivari. Voyant un homme assis dans la cage au milieu des ours féroces, " certains voyaient en lui un criminel condamné à mort à qui l’on faisait subir quelque expérience dangereuse ; les autres assuraient que l’inconnu s’était laissé glisser dans la fosse pour ramasser une pièce de monnaie et qu’il ne pouvait plus remonter ". Entre inquiétude et curiosité, les parisiens ne parlent que de cette affaire. Quel coup de publicité géniale pour ce " jeune homme de bonne façon, d’une figure spirituelle, en gants jaunes, décoré du ruban de la Légion d’honneur, sortit de la loge, un album sous le bras et non sans sourire des regards étonnés qui s’attachaient sur lui. Ce jeune homme était Biard, qui venait de faire des études pour un tableau esquissé la veille […] " (2)
À gauche : François-Auguste Biard, Embarcation attaquée par des ours blancs dans la mer du Nord, huile sur toile, 1882, collection du musée des Beaux-Arts de Tromsø, Norvège
À droite : Benjamin Roubaud, Si Biard est peint en ours c’est pour la belle page, gravure dans le journal Le Charivari, Paris, 11 septembre 1840
Dans la généralité de son œuvre, le paysage seul n’existe pas et se voit constamment habité par une présence humaine - si anecdotique soit elle. Ses compositions sont animées et théâtralisées afin de raconter une histoire vivante vécue ou imaginaire. Là encore, Biard apporte un soin tout particulier à la représentation de ses congénères. Il met un point d’honneur à retranscrire le plus fidèlement possible leurs habits, à tel point qu’il est aujourd’hui possible de les reconnaître, de les localiser et de les étudier.
Lors de son séjour en Laponie, Biard dessine et peint de nombreux portraits de Samis. Si ces autochtones ont longtemps été discriminés et caricaturés (cf. Daumier pour ne citer que lui), ils se voient, sous les pinceaux de Biard, représentés dans toute leur franchise. S’il lui arrive de passer rapidement sur les visages, les vêtements et les accessoires sont quant à eux toujours riches de détails.
L’énigmatique toile de la Nécromancienne nous en montre un premier aperçu. Au centre de la composition, une jeune femme debout semble communiquer avec l’au-delà. Cette dernière est très clairement vêtue d’un costume Sami : le traditionnel gákti. Il est possible de rapprocher cette tenue de celles encore portées dans le Nord de la Norvège. Si quelques éléments diffèrent, il est néanmoins possible de situer cette robe dans le comté de Troms, au cœur du Finnmark - région traversée par Léonie et Biard.
D’autres particularités viennent attester cette localisation : les motifs colorés cousus en croix sur le cuir de sa ceinture, ainsi que le large couteau qui y est attaché. Tous deux rappellent l’artisanat scandinave et sont encore utilisés de nos jours par les éleveurs de rennes Samis - objets que nous retrouvons également assez facilement dans nombre de boutiques pour touristes.
À gauche : François-Auguste Biard, La Nécromancienne, détail, huile sur toile, ca. 1840-50, collection particulière
Au centre gauche : gákti du comté de Troms, Finnmark, Norvège du Nord
Au centre droite : ancien puukko, couteau traditionnel finlandais " à manche en bois "
À droite : Harnais pour renne conservé au Nordiska Museet de Stockholm, Suède
Il est également intéressant d’étudier les différents couvre-chefs “ collectionnés ” par Biard. Certains d’entre eux nous livrent de riches informations sur les Samis qu’il croise, comme le démontre le très reconnaissable Ládjogahpir, le “ bonnet à corne ” originellement porté par les femmes à partir du milieu du XVIIIème siècle. Nous le retrouvons plus particulièrement dans les régions côtières de la péninsule de Kola ; en Finlande à Utsjoki, Inari et Enontekiö ; mais également en Norvège du Nord, dans les provinces du Finnmark et de Kautokeino. Longtemps considéré comme un attribut du diable par les prêcheurs chrétiens, ce chapeau est aujourd’hui visible (dans des formes légèrement différentes) dans nos médias français et européens grâce à la chanteuse Tiina Sanila-Aikio, également présidente du parlement Sami de Finlande depuis 2015 ; mais aussi grâce à des artistes comme Outi Pieski qui l’utilise comme objet d’éducation et de mémoire dans diverses œuvres et installations.
À gauche : François-Auguste Biard, Sami assise sous une lavvu, huile sur papier marouflé sur toile, 1839, collection du Fridtjof Nansens Institutt, Lysaker, Norvège
Au centre : Portrait photographique d'une Sami et de son enfant par Jörgen Wickström, ca. 1870, collection du Pitt Rivers museum, Université d'Oxford
À droite : Vue d'une installation à la Norsk Billedhoggerforening et chapeaux " ládjogahpir " conservés au Norsk Folkemuseet, Oslo, Norvège
Toujours en Norvège, mais cette fois-ci un peu plus au Sud du pays, les femmes portent une tenue traditionnelle appelée “ bunad ”. Ce costume, qui symbolise l’identité nationale et culturelle du pays, varie selon les villes et chaque région en possède un avec des particularités qui lui sont propres. Ainsi, le bunad d’Ålesund diffère de celui de Bergen ou de Trondheim. Il existe donc des dizaines de variantes et, là encore, il est possible d’en trouver plusieurs exemples dans la peinture de Biard. Sur le détail reproduit ci-dessous, cette femme semble être une servante du naturaliste suédois Carl von Linné (1707-1778). Même si la toile a été détruite pendant la Seconde Guerre mondiale, une photographie colorisée nous est parvenue et nous pouvons rapprocher cette robe verte à motifs floraux de celles portées dans la région d’Oslo. Nous le savons, Léonie et Biard se sont arrêtés quelque temps à Christiania (ancien nom d’Oslo) sur le chemin qui les mènera au Spitzberg. Biard en profite très certainement pour croquer les us, les coutumes et les costumes de ce peuple qu’il découvre pour la toute première fois.
À gauche : François-Auguste Biard, Linné faisant ses premières découvertes auprès de son maître, le médecin Johann Rothmann, à Wexiö en Suède, huile sur toile, 1847, anciennement dans la collection de la Nationalgalerie de Berlin puis détruite pendant la Seconde Guerre mondiale
Au centre : François-Auguste Biard, Costumes de femmes norwégiennes, gravure d'après un dessin de Biard
À droite : Bunad d'Oslo début XXe en soie à motifs floraux brodés, collection du Norsk Folkemuseet, Oslo, Norvège
De retour dans son atelier, Biard rassemble ses dessins et ses esquisses afin de réaliser ses grands formats. Ce précieux matériel collecté lors de ses voyages est certes véridique dans ses détails et dans son individualité, mais, une fois le tout mélangé, les compositions générales donnent davantage des scènes fictives bien orchestrées. Le résultat final, une fois le tout assemblé, peut donc paraître homogène aux yeux de l’amateur mais est, en vérité, une sorte de semi-vérité fantasmée. C’est pour cela que nous pouvons apercevoir des Samis de plusieurs régions (en costumes d’hiver et d’été eux aussi mélangés) se côtoyer sous une même tente aux côtés du Duc d’Orléans.
Biard est donc, dans sa pratique, un peintre ethnographe soucieux du moindre détail qu’il représente. Néanmoins, certaines approximations et certains raccourcis lui font perdre un peu de crédit, au profit d’un bel arrangement. Mais peut-on vraiment lui en vouloir ?
À gauche : François-Auguste Biard, Le Duc d'Orléans recevant l'hospitalité sous une tente de Lapon - août 1795, huile sur toile, 1841, collection du musée national des châteaux de Versailles
Au centre : François-Auguste Biard, Sami en pied avec son bâton, huile sur papier marouflé sur toile, 1839, non localisée
À droite : François-Auguste Biard, Jeune Lapone contemplant un bijou trouvé dans une bière, aquarelle sur papier, 1839, collection finlandaise
(1) Les salons d’autrefois, souvenirs intimes de Mme la Comtesse de Bassanville - Quatrième série, Paris, 1866
(2) Henry Berthoud - Nouvelles artistiques et théâtrales - Musée des familles, cinquième volume, 1838
Comments