Lorsqu’on aborde le sujet de Léonie d’Aunet, de nombreux mystères planent autour de son histoire : date de naissance approximative, paternité incertaine, mensonges sur sa relation avec Biard, portraits faussement identifiés, flagrant délit avec Hugo effacé des archives de la police … mais celui qui m’intéresse tout particulièrement est celui d’une pierre gravée bien au-delà du cercle polaire.
En 1854, quinze années après son retour du Grand Nord, Léonie publie un récit retraçant cette folle aventure qui lui vaudra le titre - à même pas 20 ans - de première femme à voir atteint l’archipel septentrional du Svalbard. Ce roman, Voyage d’une femme au Spitzberg, est écrit sous forme de lettres adressées à son frère Léon de Boynest, disparu trois ans auparavant. Édité à de nombreuses reprises, il inspirera sans aucun doute nombre d'élèves étant offert comme prix d'excellence dans certains lycées français.
Dans cet ouvrage, Léonie y décrit au jour le jour son voyage, depuis son départ au Havre en mai 1839, jusqu’à son retour par Berlin en octobre de cette même année. Entre-temps, mille aventures et péripéties prennent vie dans plus de trois-cents pages captivantes. Une chose pourtant nous étonne, elle ne fait à aucun moment mention de son compagnon de l’époque. François-Auguste Biard, avec qui elle est séparée depuis 1845, l’avait prise en flagrant délit d’adultère avec notre poète national Victor Hugo. Cet évènement provoque alors la rupture de ceux que le Tout-Paris aimait à appeler “ les amants du Spitzberg ”. Dire que l'ambiance devait être glaciale entre eux est, certes un mauvais jeu de mots, mais également un doux euphémisme palpable dû à cette absence dans ces quelques lignes.
De son côté, Biard n’en voudra pas bien longtemps à Léonie - qui reste légalement sa femme - et rend hommage à son exploit dans une peinture murale monumentale réalisée dans les années 1850 et aujourd’hui visible dans le vestibule de la galerie de Minéralogie et de Géologie du Muséum national d'histoire naturelle de Paris.
Une autre toile bien plus intéressante historiquement parlant dépeint le couple côte à côte au milieu des glaces de la baie de la Madeleine (voir ci-dessous). Biard, absorbé par son travail, peint sans relâche sans se soucier des dangers qui l’entoure, et Léonie, valeureuse exploratrice en herbe, brave la rudesse de ces terres que nulle femme avant elle n’avait eu le courage de fouler. En fond de scène, la corvette La Recherche les attend et symbolise l’échappatoire à ne pas perdre de vue. Cette peinture est extrêmement importante car c’est - à ma connaissance - la seule représentation que nous avons d’eux deux ensemble. On peut y retrouver les couleurs emblématiques à ce lieu enchanteur : les montagnes noires comme du charbon contrastent avec une neige d’un blanc immaculé et le tout est parsemé d’icebergs d’un bleu cristallin - couleurs qui passaient pour surréalistes aux yeux des critiques des Salons parisiens. Il est même possible, grâce à des photographies prises par des voyageurs modernes, de retrouver l'endroit quasi exacte représenté sur ce tableau. Si la neige se fait de plus en plus rare à cause du réchauffement climatique, les navires, eux, mouillent encore et toujours au même endroit !
À gauche : François-Auguste Biard, Baie de la Madeleine, Spitzberg, par le 79°35m lat. Nord, huile sur toile, 1844, collection du centre national des arts plastiques, Paris
À droite : vue de la baie de la Madeleine ca. 1934, photographie argentique, collection de l'auteur
Mais revenons-en à nos moutons, ou plutôt à nos morses. Malgré quelques souvenirs biaisés par le temps qui s’est écoulé entre le voyage et l'écriture de l’ouvrage, un passage retient tout particulièrement notre attention car il fait mention d'un acte très symbolique laissé par l'équipage avant son départ :
" [...] des hommes de l’équipage furent chargés de graver profondément, sur un gros rocher placé près de la côte, la date de notre arrivée, le nom de la corvette et celui de toutes les personnes faisant partie de l’expédition ; on me fit l’honneur de me mettre en tête de la liste et si mon nom n’était pas le plus remarquable, il était à coup sûr le plus étonnant à trouver dans un pareil lieu. Cette simple inscription, ne contenant que des noms et des dates, est bien loin du style emphatique de certains voyageurs ; Si Regnard fût parvenu jusqu’au Nord du Spitzberg, on ne peut imaginer ce qu’il aurait inscrit sur ce rocher ; il aurait probablement eu la prétention d’être sorti des limites du monde, lui qui affirme avoir touché l’essieu du pôle à Sukajerfi, en Laponie, par le 67° de latitude, c'est-à-dire 13° plus au Sud que la baie Madeleine ! "
Cette description est d’un intérêt archéologique et la première question que nous pouvons nous poser est : cette pierre existe-t-elle vraiment, ou existe-elle encore ?
Se rendre dans la baie de la Madeleine n’est pas chose facile et demande encore aujourd’hui une logistique assez importante. En 2018, j’ai donc contacté plusieurs institutions de Tromsø ainsi que divers spécialistes du Svalbard afin d’essayer de répondre à mes interrogations. C’est Ivar Stokkeland, chercheur à l’Institut polaire norvégien (Norsk Polarinstitutt), qui m’a apporté le plus de réponses. Si ce dernier n’est jamais allé sur place, Ivar m’a expliqué que plusieurs campagnes de fouilles avaient déjà été menées dans la baie, mais qu’aucune inscription liée à l'expédition de La Recherche n’avait été trouvée. Une énorme pierre dans la crique Trinityhamna a notamment été étudiée mais en vain.
À gauche : Rocher de Trinityhamna, baie de la Madeleine, en 1936
À droite : Rocher de Trinityhamna, baie de la Madeleine, vers les années 1990-2000
Même si Léonie est avant tout une romancière et donc par définition enjolive certains faits, je doute que cette anecdote sorte de son imagination. Plusieurs hypothèses sont alors envisageables :
- Les scientifiques n’ont peut-être pas cherché au bon endroit, sachant que leurs études ne portaient pas spécifiquement sur cette inscription,
- Si le niveau de la mer est monté, la pierre peut aujourd'hui se trouver sous l’eau,
- Les inscriptions peuvent avoir été effacées avec le temps et notamment avec les pluies,
- Le tourisme intensif qui est arrivé à la fin du XIXe et au début du XXe siècle a pu endommager le site.
Différentes possibilités sont envisageables et le seul moyen d’en être certain serait d’étudier l’évolution du terrain et de retourner faire des recherches in situ. Il ne me reste plus qu’à monter une expédition et partir, une nouvelle fois, dans les traces de Biard !
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